Mémoires de Cora Pearl/Texte entier - Wikisource (2024)

Table of Contents
IPOURQUOI J’AI FAIT CE LIVRE IIMON ACTE DE NAISSANCE IIIMON ENFANCE. — LA BOÎTE À MUSIQUE. — MAMAN SE REMARIE. IVCE QU’IL EN COÛTE D’ALLER SEULE À L’OFFICE. — LE PETIT CHAPERON ROUGE ET LE LOUP. — UN GROG FADE. — LE LENDEMAIN VUNE MIOCHE QUI A LE SENS PRATIQUE VIWILLIAMS BLUCKEL. — JE PRENDS LE NOM DE CORA PEARL. — PETITE FEMME: PETIT MARI. — VOYAGE À PARIS. — COMMENT ON S’Y PREND, QUAND ON VEUT RESTER VIIMES LIAISONS À PARIS: D’AMÉNARD. — LASSEMA. — ADRIEN MARUT. — UN SOUPER APRÈS LE BAL: MARUT PÈRE ET MARUT FILS. — UNE MONTRE ACCEPTÉE, UNE DONATION DÉCHIRÉE. — LE DUC CITRON. VIIIEN PATINANT. — MORAY M’INVITE À L’ALLER VOIR À LA RÉSIDENCE. — UNE GRANDE DAME JALOUSE DE GALLEMARD. IXL’HOMME À LA CARABINE XÀ BADE. — ON M’INTERDIT LE SALON. — J’Y FAIS LE SOIR MÊME MON ENTRÉE AU BRAS DE MORAY XIENCORE À BADE. — MON CUISINIER SALÉ. — COMTESSE ET POIS FULMINANTS. — SANS LE SOU. XIICE QUE COÛTE UN SÉJOUR À VICHY. — CHARADES ET TABLEAUX VIVANTS. — UN DEMI-MOUTON. — L’INNOCENT PIGOT ET LE CHATOUILLEUXVAN DEN PRUG. XIIIAUTRE FUMISTERIE. — À QUOI TIENT UN BUREAU DE TABAC? XIVCOMMENT ON S’Y PREND POUR SE FAIRE SALUER. — DANILOFF ET LE COLLIER DE PERLES. XVPOUR UN MILLION DE PARURES. — QUINZE CENTS FRANCS DE VIOLETTES DE PARME AU LIEU DE MOUSSE AUTOUR DES FRUITS. — QUATRE VERRES CASSÉS. — UN QUATORZIÈME CONVIVE. XVIUNE DONATION PROMISE: UN CHEVAL MORT. — PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LE DUC JEAN. — AMBASSADE: RENDEZ-VOUS PRIS. — VISITE À LA FERME. — UNE TASSE DE THÉ CHEZ MOI. XVIILA BLANDIN, MON INTENDANTE, GRANDE CONFIDENTE DU DUC. — LE DUC JEAN ET DE ROUVRAY. — JALOUSIE DU DUC. — SES IDÉES SUR LE PROGRÈS À L’ÉTRANGER ET EN FRANCE. XVIIILA CLÉ D’UNE GRANDE MAISON. — RACONTARS DE LA BLANDIN ET DE MON AMIE LA «MARCHANDE DE VIN». — LE RÉGIME DU BON PLAISIR. — UNE TÊTE À TRAVERS LA PORTIÈRE. XIXUNE PROMENADE EN REMISE. — POÉTIQUE SOUVENIR DU DUC DE BELLANO. — LE COCHER ET LE ZOUAVE. XXRENDEZ-VOUS À L’EXPOSITION DANS LE SALON DU DUC JEAN. — L’INTÉRÊT QU’IL PREND AUX DÉCOUVERTES. — UNE DOUBLE SOMME. — ATTENTIONS AIMABLES. — CURIOSITÉ DU DUC POUR LES PHÉNOMÈNES SUPRA-SENSIBLES. — L’EMPEREUR NON MOINS CURIEUX DES MÊMES FAITS. XXIAPRÈS LA GUERRE. — EN ANGLETERRE CINQ SEMAINES AVEC LE DUC. — COUP DE TÊTE ET COUP DE COLLIER. — EN SUISSE: PROMENADE SUR LE LAC DE GENÈVE. XXIIUN CHASSÉ-CROISÉ DE DUCS. — LE DUC JEAN ET LE DUC D’HACOTÉ. — AFFRANCHISsem*nT INSUFFISANT: CONSÉQUENCES. — ADALBERT INTERVIENT. XXIIIUN VRAI COMTE ARABE: KHADIL-BEY. — SA MAGNIFICENCE, SA DÉLICATESSE. — GRAND DÎNER: BARRU DEMANDE DU VINAIGRE. — RÉSÉDA CHANTE. — UNE ÉTOILE DE DIAMANT. — T’EN N’AURAS PAS L’ÉTRENNE! XXIVDUMONT-BARBEROUSSE. — UNE POCHADE À LA PORTE-SAINT-MARTIN, PERSONNAGES: BARBEROUSSE, SCHALDER, LE COLONEL. XXVCOMMENT SE DÉCIDE UNE EXCURSION… EN SUÈDE. — CALVAT RENÉ ET GUSTAVE WASA. — UNE POINTE EN NORWÈGE. — UN MINISTRE ANGLICAN VIENT DEMANDER MA MAIN. XXVILAMENTATIONS. XXVIILE BARON DE BURNEL ET M. DE DAUBAN. — M. DE DAUBAN À MAZAS. — PROJETS INDUSTRIELS. — OBSESSION. — GARE LA CASSE! — AFFAIRE DUVAL XXVIIIAPRÈS MON EXPULSION. — SÉJOUR À MONTE-CARLO. — À NICE. — À MILAN. XXIXMA STATUE EN MARBRE PAR GALLOIS. — MADAME DESMARD ASSISTE AUX SÉANCES. XXXUN QUI NE PEUT APPRENDRE LA DANSE: LE COMTE DALSTROWSKI. XXXICOLIBRI. — SON GÉNIE ADMINISTRATIF. — BATAILLES. — SUSCEPTIBILITÉS — UN DRAME DANS UNE CUISINE. XXXIILE DUC DE NABAUD PREND MON PARTI. — UNE MISSIVE DE MA CONCIERGE — OFFRES GÉNÉREUSES ET DÉSINTÉRESSES DU DUC À MON RETOUR. XXXIIIGONTRAN DE CÉDAR. — COMMENT IL EN USAIT AVEC UN PHILOLOGUE. — JALOUSIE DE LA COMTESSE DE MORGANE. — QUINZE JOURS D’ATTENTE. — MA VISITE AU CHÂTEAU DE MENON, PRÈS DE PARIS. — À CACHE-CACHE. — BRONCHITE FINALE. XXXIVCOMMENT ET POURQUOI JE DÉBUTAI AUX BOUFFES. KIOUPIDON. — QUEL SUCCÈS!!! XXXVL’AMANT DE CŒUR. — CE QUE JE PENSE DU TYPE. — LES CABOTINS. — LE SEUL QUE JE ME SOIS PAYÉ. — DEUX SOUS DE MARRONS. — VIEUX HABITS, VIEUX GALONS. XXXVIDON ALONZO ET LA PETITE HAVANAISE. XXXVIIMA MAISON CONVERTIE EN AMBULANCE. — CES MESSIEURS DE LA COMMISSION. — TRISTESSES ET GAÎTÉS. XXXVIIITROP DE TENDRESSES À LA CLÉ. — BONSOIR MADAME. XXXIXMES RELATIONS AVEC LE PRINCE DE HERSANT. XLTROUBADOURS ET AMATEURS. LETTRES ET MORCEAUX DIVERS ÉPILOGUE TABLE DES CHAPITRES

MÉMOIRES

DE

CORA PEARL

PARIS

JULES LÉVY, LIBRAIRE-ÉDITEUR

2, RUE ANTOINE-DUBOIS, 2

1886

Tous droits réservés

MÉMOIRES

DE

CORA PEARL

F. AUREAU. — IMPRIMERIE DE LAGNY

I

POURQUOI J’AI FAIT CE LIVRE

Il y a des femmes qui envient notre sort;hôtel, diamants, voitures!… Quels rêvesdorés! Je ne veux pas me poser en moraliste:je serais mal dans ce rôle.

Si je publie ces Mémoires, c’est que je pensequ’ils seront intéressants, parce qu’ils mettenten scène la société du second Empire. Je necrois pas beaucoup aux cris de la morale outragée et j’estime que je puis bien dire leschoses que d’autres ont eu du plaisir à faire.Il va sans dire que je ne mets pas les véritables noms. Ceux qui lèveront le masque, et devineront dessous, tant mieux pour eux! Ce n’estpas moi qui leur dirai s’ils ont vu juste ou non.Ce que j’affirme, c’est que je dis la vérité,n’ayant aucune raison de m’en cacher; et lapreuve, c’est que je débute par une chose quebien peu de femmes consentiraient à faire,par mon acte de naissance.

J’ai eu la vie heureuse. J’ai gaspillé énormément d’argent, je suis loin de me poser envictime; j’aurais mauvaise grâce. J’aurais pufaire des économies: mais la chose n’est pasfacile dans le tourbillon où j’ai dû vivre. Entrece qu’on doit faire et ce qu’on fait il y a toujours une différence. Ce n’est pas pour moitoute seule que je dis cela. Je ne me plainspas: je n’ai que ce que je mérite. Il n’en estpas moins vrai que j’attends la publication dece volume pour avoir quelques billets debanque et essayer de vivre. Encore une fois, sij’éveille une curiosité que certains prud’hommes pourront qualifier de malsaine, bien àtort, ce n’est nullement dans l’intention deme mettre en vue, car je n’en ai guère envie. Je suis bien obligée de me citer, puisque jene parle que d’événements auxquels je mesuis trouvée mêlée. — Je n’y étais pas forcée,dira-t-on peut-être! — Alors, tant pis pourmoi! Sans cette situation immorale, je n’aurais pas, néanmoins, connu les gens et leschoses, dont je ne crois pas inutile de parlerà ceux qui voudront bien me lire. Dans lecourant du volume, on trouvera des lettresentières, ou des extraits de correspondance.Qu’on ne s’effarouche pas! Je les donne sansremords comme sans crainte, sûre que, s’il ya peut-être indiscrétion, il n’y a certainement pas indélicatesse et que ces correspondances ne sont rendues publiques qu’à titrede simple curiosité.

II

MON ACTE DE NAISSANCE

III

MON ENFANCE. — LA BOÎTE À MUSIQUE. — MAMAN SE REMARIE.

Donc, je suis née en 1842, à Plymouth, dansle Devonshire. Comme vous voyez, mon pèreétait compositeur, ma mère chanteuse, et mes sœurs aussi. Une famille d’artistes. Seizeenfants! Musique et patriarcat! C’est biblique.

On n’entendait à la maison que des dialogues dans cette note: «Il faudra que je fassetransposer. — Nous passons la reprise. —C’est une noire! — Non, une blanche. — Je tedis que si. — Paris que non! — Moi je neveux plus chanter les romances de cet idiotde Backner. — Idiot! un homme qui interprète avec cette maestra mon Kathleen Mavourneen!

La protestation venait de mon père. Carmon père était auteur de ce morceau quia obtenu beaucoup de succès en Angleterre.

— Je renoncerais aux croches, entendez-vous bien? plutôt que de désobliger Backner.

— C’est une bête! grommelait ma sœurcadette.

— C’est un ange! répliquait mon père.

Et, à ce mot, ma mère levait les yeux versle plafond, car elle était fort pieuse.

Mes frères ne restaient guère à la maison.Je ne sais trop ce que chacun d’eux faisait:ils étaient tant! Il y en avait de petit* et degrands, de bruns et de blonds, pour tous lesgoûts, enfin, comme à Corneville.

J’entendais tout, et me glissais partout. Onm’appelait le furet. Je chantais tout ce quej’entendais chanter à mes sœurs, à ma mère,à papa. Installée devant une grande planche,sur laquelle notre bonne repassait le linge, jefaisais courir mes doigts, à l’imitation demon père, que je voyais, des heures durant, à répéter sur son piano les airs quedevaient chanter mes sœurs, ou à exécuterquelques morceaux de sa composition. J’ajoutais ma note de bruit au concert de vacarme, qui avait fait surnommer notre maison «la boîte à musique.» J’étais née pourentendre beaucoup de bruit, sinon pour enfaire. Il y a une prédestination au tapage.

Malheureusem*nt mon père n’était pas prodigue des seules notes de la gamme. Il nousaimait bien, sans doute, mais traitait l’argentavec un sans-façon qui le faisait fuir à peineentré chez nous. Quand il mourut, il avaitmangé deux fortunes. Je n’avais que cinqans. J’ai beaucoup regretté mon père. Je nel’ai guère connu, parce qu’il est mort trop tôt;je n’ai guère connu ma mère, parce qu’envoyée en France, pour y rester huit ans, etaccueillie ensuite par ma grand’mère, à monretour à Londres, je ne lui rendais visiteque de temps en temps, jusqu’au momentoù des circonstances délicates m’interdirentsa porte, ainsi que celle des autres membresde ma famille.

Je n’ai jamais, depuis cette époque, entenduparler de ma mère, non plus que de mesfrères ni de mes sœurs. Il y a très longtemps,ils étaient en Écosse. J’ai su que ma sœuraînée avait eu un engagement à CoventGarden. Personne ne s’est occupé de moi, jene me suis occupé de personne. Sont-ilsmorts, sont-ils vivants? Je l’ignore.

Mes premiers souvenirs datent donc de l’âgede cinq ans. Mon père venait de mourir. Mamère s’était remariée. Il fallait un soutienpour les enfants du passé, un père pour ceuxde l’avenir. Ce fut cette pensée de moralepratique qui décida ma mère à contracter unenouvelle union. Je détestais cordialement lesecond mari.

On me mit à Boulogne dans une pension.J’en sortis à treize ans, sachant passablementle français, déjà même assez attachée à mescompagnes, pour regretter la séparation. Àmon retour à Londres, je ne logeai pas chezma mère, mais chez ma grand’mère, madame Waats, dont la maison était assez éloignée de celle de mes parents.

IV

CE QU’IL EN COÛTE D’ALLER SEULE À L’OFFICE. — LE PETIT CHAPERON ROUGE ET LE LOUP. — UN GROG FADE. — LE LENDEMAIN

Le fait suivant décida de ma destinée.

Depuis ce jour, je peux le dire, j’ai conservé une sorte de rancune instinctivecontre les hommes. Parmi eux j’ai comptébeaucoup d’amis, trop peut-être, des amissincères, pour lesquels j’avais une affectionbien franche, bien sérieuse. Mais jamais cesentiment instinctif ne m’a quittée. L’impression est demeurée ineffaçable.

Je restais toute la semaine chez ma grand’mère,elle aussi une ancienne artiste; jejouais aux cartes avec elle dans la journée; le soir, c’étaient d’interminables lectures…mais rien que des récits de voyages, par«quelqu’un qui y était allé» car ma grand’mère, sur ce chapitre, tenait plus encore à lavérité qu’à la vraisemblance. Ces lectures,qui faisaient mon désespoir, lui causaientun plaisir extrême: elle rêvait, la nuit, auxprécipices dans lesquels on tombe, avec unsoubresaut qui vous réveille. Le dimanche,j’allais voir ma mère. Une bonne m’accompagnait. Ma mère m’envoyait le matin à l’église,où la servante me laissait. La promenade luiétait nécessaire.

Je n’avais pas quatorze ans; je portais unerobe courte et une natte de pensionnaire.J’étais assez gentille, et pas trop timide.J’avais le teint excessivement frais. D’ordinaire, l’office terminé, je rentrais chez maman. Quelquefois je revenais chez madameWaats. Cela dépendait un peu des dispositionsde mon beau-père. Quand il était absent,je restais tout le jour avec mes sœurs.

Un dimanche, au sortir de l’église, je netrouvai pas ma bonne. Elle s’était oubliée dans sa promenade hygiénique et m’avait oubliée aussi. Je n’avais pas l’habitude desortir seule, et trouvais très amusant de retourner comme une grande personne chezmadame Waats. Je m’acheminais donc, trottinant, mon livre à la main, le nez au vent. Jefus suivie. L’homme pouvait avoir quaranteans.

Il m’aborda:

— Où donc allez-vous comme ça, ma petitefille?

— Chez ma grand’mère, monsieur.

Cala commençait comme le conte de Perrault.

— Votre grand’mère habite-t-elle dans lequartier?

— Oh! non, monsieur.

Il reprit:

— Je suis sûr que vous aimez les gâteaux.

Je rougis un peu, je souris, et ne répondispas.

— Venez avec moi, je vous en donnerai.

Quelle aubaine! et comme il y a des gensaimables! C’est bonne maman qui va rire quand je lui conterai ma petite histoire! Quisait si maintenant elle ne me laissera pas sortirseule? Il n’y a aucun danger. Je suis grande!

Et je suivais le monsieur. Pourquoi nel’aurais-je pas suivi? Je n’étais pas vicieuse,oh non! pas même curieuse. Et pourtant jeme disais: «C’est drôle tout de même!»non par défiance, — je ne savais rien de rien— mais avec un de ces petit* étonnementsqui vous font sourire — en dedans.

Chemin faisant, je jetais un coup d’œil ducôté de mon cicerone: il me parut vieux. Ilavait trente-cinq ans peut-être: mais uneenfant de quatorze ans donnerait des béquillesà un homme de trente, et à un de quarante,un abat-jour vert.

L’homme me conduisit dans une grandemaison, derrière le Marché, à l’angle de laquelle je vois encore un enfant en guenilles,à qui je donnai un penny. — C’est singuliercomme certains souvenirs vous reviennent!— On entre dans la maison, puis dans unesalle très basse, où il y avait beaucoup demonde.

On riait, on buvait, on fumait surtout.J’étais suffoquée. Le monsieur me fit asseoirà côté de lui. Il me dit que je devais bienchanter, parce que j’avais la voix très claire.Il alluma sa pipe et m’offrit du gin. Moi,j’attendais toujours les gâteaux. La fuméedevenait de plus en plus épaisse. Il cria:Un grog au rhum! — Le grog n’arrivaitpas. Il se leva pour aller le chercher. J’eusl’idée de m’esquiver, mais que penserait cemonsieur? Il me prendrait pour une toutepetite enfant! — et j’étais jalouse de madignité de fillette. Le monsieur revint, portent un verre sur une soucoupe. Il me rappela une sous-maîtresse du pensionnat deBoulogne, qu’on avait surnommée Quinquineparce qu’elle avait la charge de l’infirmerie.Mais le grog était fade, l’atmosphère enfumée,le bruit de plus en plus étourdissent. Onm’eût apporté des gâteaux, que je n’y auraispas touché, tant j’avais la tête lourde et lecœur barbouillé. Je m’endormis sur machaise.

Le lendemain matin, je me retrouvai à côté du monsieur, dans son lit. C’était une enfantflétrie de plus, lâchement, bestialement.

Je n’ai jamais pardonné aux hommes, ni àlui, ni aux autres, qui ne sont pas responsables du fait.

Quand j’ai lu les infamies de la Pall MallGazette, je n’ai pas été surprise. On faitmaintenant ce qu’on faisait alors. Voilà tout.

Cet homme m’avait donné de l’argent.

— Si tu veux, nous resterons ensemble.me dit-il, en s’habillant Tu auras tout ce qu’ilte faut. Même, si ça t’amuse, nous irons faireun tour à Londres. Décide-toi.

J’étais absolument étourdie. Tout cela meparaissait un songe. Comme bonne maman,j’attendais le soubresaut! Pourtant je sentaisque c’en était fait de moi, et que, de ma vie,je ne mettrais les pieds ni chez ma grand’mère,ni chez maman.

Il attendait ma réponse, assis près de latable, une cigarette à la bouche, les deuxmains croisées sur son gilet, où pendait unechaîne d’or avec de grosses breloques: ilfaisait tourner ses pouces.

Je lui dis simplement que je ne voulais pasrester avec lui.

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Il s’est levé, a mis son chapeau, et a ouvert la porte. Là, il a haussé les épaules, s’estmis à rire et m’a dit:

— Je n’ai jamais forcé personne.

De ma part, pas une larme: un souveraindégoût.

Bien des fois je me suis dit, depuis cettehistoire, la plus banale du monde, que lacoquetterie de la femme avait plus soufferten moi que la vertu de la jeune fille. De telsséducteurs sont bien faits pour faire sentirl’horreur du péché.

V

UNE MIOCHE QUI A LE SENS PRATIQUE

J’avais remarqué une maison garnie habitée par des commis et des ouvrières. Cettesorte d’hôtel n’était pas éloigné de la prétendue pâtisserie où l’on m’avait conduite. Jepensais qu’avec de l’argent on trouvait toujours un gîte. Je n’étais pas riche, mais enfinje possédais cinq livres! un trésor! J’allai donctrouver la gérante du garni, un type d’exhibition foraine, une colosse, qui se montra pourmoi pleine de déférence, quand je lui eus déposé en mains plus ou moins propres, le prixexigé d’avance pour la location. Puis, j’achetai chez une revendeuse les vêtements quim’étaient nécessaires; le tout avec un senspratique, qui me stupéfie aujourd’hui quand j’y pense. Avais-je du chagrin? non: du regret peut-être. Avant tout, je me suis fait uneloi d’être véridique. Je mentirais en disantque j’ai pleuré de la peine d’une séparationdes miens. J’avais trop longtemps vécu loind’eux, et force avait bien été, par suite descirconstances, de me regarder, à mon retourde Boulogne, comme une enfant de treize ansqui revient de nourrice.

J’aurais mieux aimé, en somme, le pensionnat que la famille: mais, tout inexpérimentéeque j’étais, je sentais que l’indépendance étaitencore préférable à tout. Aussi n’était-ce passans une réelle satisfaction que je me disais:Je suis chez moi! Je m’installai, au su et auvu des co-locataires, dont quelques-unsétaient à peu de chose près de mon âge. Machambre contenait tout juste un lit, une table,une petite armoire. Je ne pouvais plus compter que sur moi-même: je le savais, et j’envisageais la situation crânement, confiantedans la destinée. Je n’ai plus revu le loup demon histoire, un marchand de diamants, paraît-il, qu’on nommait Saunders.

VI

WILLIAMS BLUCKEL. — JE PRENDS LE NOM DE CORA PEARL. — PETITE FEMME: PETIT MARI. — VOYAGE À PARIS. — COMMENT ON S’Y PREND, QUAND ON VEUT RESTER

Je ne tardai pas à faire la connaissanced’un jeune homme, Williams Bluckel, propriétaire d’Albrect-Room. Bien élevé, sentimental de nature, il s’était pris pour moid’une vive tendresse. Nous parlions françaisensemble. Il avait une façon de dire: «Machère Cora!» qui m’allait, parfois, au cœur.— Car j’avais pris le nom de Cora Pearl, sansaucune raison particulière, mais par pure fantaisie. Ce n’était pas que ce garçon m’inspirât une passion bien vive, mais il me consolait,par la délicate franchise de ses procédés, parla sincère expansion de sa jeunesse, des privautés odieuses que s’était arrogées le vieuxsatyre. Joli homme, doué d’une voix trèssympathique, d’une physionomie avenante,par moment jaloux à faire rire, il possédaitles qualités et les défauts qui ne laissent pasde plaire dans un véritable gentleman. Il avaitvingt-cinq ans, j’en avais quinze; il m’aimaitéperdument, et ne me déplaisait pas trop, ensomme.

Nous nous livrions tous deux à de longuespromenades, évitant avec soin les rues fréquentées, et gagnant, le plus souvent dans uncab, les portes de la ville. Une fois dans lacampagne, nous nous mettions à courir, àjouer. C’était au mois d’octobre: j’emplissaismes poches de marrons pour faire des colliers.Puis, nous avisions quelque auberge où nousprenions notre repas, au grand air. Il mejurait qu’il n’avait jamais aimé que moi,quoiqu’il eût déjà, — il l’avouait, le monstre!courtisé pas mal de jeunes filles. Moi, je lui répondais que je ne voulais pas me marier,que je détestais trop les hommes pour jamaisobéir à l’un d’eux. Alors il se fâchait, m’appelait coquette, ajoutait que, puisque je répondais de la sorte à son amour, il ne me reverrait de sa vie, mais il se ménageait toujoursdes repentirs dont je me laissais toucher: jecrois même, entre nous, qu’il spéculait unpeu sur ses colères.

Au bout de deux mois et demi, il m’emmenaà Paris. Cette résolution me fut très agréable.Je prononçais passablement le français, bienqu’avec un léger accent qui, de l’aveu de ceuxqui m’ont connue, a sensiblement diminuéavec le temps, sans disparaître tout à fait,comme un témoin parlent de ma jeunessepremière. Remember!…

Quel plaisir de voir Paris! Je sautais au coude Williams! Je l’embrassais!… Il s’était procuré un passeport bien en règle: «M.Williams Bluckel voyageant avec sa femme.»J’étais «sa femme», et il était «mon mari!»A-t-on idée de ça! Nous partîmes en véritables tourtereaux, roucoulent tout le long du voyage. J’avais le cœur trop joyeux pour souffrir du mal de mer! Je quittais Londres sansemporter d’autres regrets que celui d’y êtrerevenue, après mes cinq années de pensionnat. Toutes les maisons m’y paraissaient destavernes, toutes les boissons des narcotiques,tous les hommes des marchands de diamants.— Plus d’une fois la pensée me vint de fairegraver sur une bague que j’aurais mise aupouce de mon pied, cette devise: «Saundersshocking for ever!…»

Nous descendîmes à l’Hôtel d’York et d’Albion. Dès le lendemain de notre arrivée, mon«mari» me fit monter sur l’Arc-de-Triomphe,puis il me mena dans les égouts, aux caveauxdu Panthéon, devant le bassin des Tuileries,où nous vîmes des poissons rouges. Nous allâmes après au spectacle, au Bois, aux concerts. À Meudon, nous fîmes une promenade àcheval dont nous revînmes, moi, avec un costume lamentablement déchiré, lui, sur unebête aveugle. Comme nous nous plaignionsde ces disgrâces, le loueur nous assura que ceschoses-là pouvaient arriver à tout le monde.

À Charenton, nous avons mangé une friturede Seine: mais je n’ai jamais pardonné à Williams de m’avoir tenue une journée durant surun bête de bateau, pour pêcher un goujon. Ill’a conservé dans de l’esprit-de-vin. Il doitl’avoir encore.

Ce voyage est, sans contredit, le plus gai quej’aie fait de ma vie; ni à Bade où j’ai dépensé200,000fr., ni en Suisse, nulle part, je ne mesuis amusée comme à Asnières ou à Saint-Cloud.

Nous nous sommes payé Mabille. Bluckeladmirait la grâce naïve avec laquelle les Parisiennes du lieu exhibaient à l’œil du publiccontinental et insulaire la cambrure plus oumoins pimpante de leurs pieds. Bref, notreséjour fut un long éclat de rire. Mais à l’éclatde rire devait succéder un autre éclat. Mon«mari» ne pouvait prolonger son séjour loinde sa famille et de ses intérêts. Il était propriétaire;et l’immeuble a d’inexorables exigences. Au bout d’un mois, William me dit:«Il faut partir.» Il m’aurait dit: «Il faut mourir», que l’effet n’eût pas été pour moiplus désagréable.

— Partez, si vous voulez, moi je reste!

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Cela dit, je m’empare du passeport et jele brûle.

— Ah! faisait-il, en regardant notre acte demariage qui se consumait, si j’avais su à quoidevait aboutir ce voyage d’agrément!… C’estmoi qui ne l’aurais pas entrepris!…

Il paya l’hôtel et partit.

C’était mal, peut-être, ce que j’avais fait là.Mais c’était si spontané. C’est sa faute aprèstout, à ce pauvre garçon! On ne mène pas safemme à Paris, quand on tient à sa propriétéd’Albrect-Room!

VII

MES LIAISONS À PARIS: D’AMÉNARD. — LASSEMA. — ADRIEN MARUT. — UN SOUPER APRÈS LE BAL: MARUT PÈRE ET MARUT FILS. — UNE MONTRE ACCEPTÉE, UNE DONATION DÉCHIRÉE. — LE DUC CITRON.

La première connaissance que je fis enFrance, fut celle d’un marin, d’Aménard.Pas d’argent, mais des récits de voyages!…Mon Dieu! qu’il eût fait l’affaire de bonne maman! — Mais avait-elle à vingt ans lesmêmes goûts qu’à soixante?… Il voulaitm’emmener au Petchili. C’était loin. Lui,tendre et aimable: il jurait de m’épouserau retour! Je lui promettais de l’attendre.Il parut touché de l’intention, mais, le marin, c’est une épave, un tonneau vide, une planche,sur laquelle il est téméraire de compter!

Puis je fus mise en rapports avec Roubise,très bien vue dans son monde, et qui meprocura de nombreuses relations. Au nombredes plus intimes, je rangerai celles que jenouai avec Delamarche, dont j’étais trèséprise. Mais, chez lui aussi, le cœur était plusriche que la bourse: d’ailleurs il dépensaitl’un et l’autre de la meilleure grâce du monde.Quand la bourse est plate, le cœur est gonflé.Que faire alors? Se réfugier aux champs.C’est ce qu’il fit.

Ma liaison avec Lassema dura six ans.Celui-là fut, sens contredit, un des premiersanneaux de ma chaîne dorée. Héritier d’ungrand nom du premier Empire, riche, correctde tout point, c’était en outre l’homme le plusprévenant, le plus soucieux de plaire, le plusadorable, — et je dois ajouter, le moins payéde retour. C’est terrible, mais ça ne se commande pas. Il était horriblement jaloux d’Adrien Marut, qui, non moins lié que lui par lanaissance aux souvenirs de la même époque, brûlait pour moi de toute l’ardeur de ses dix-sept ans. Avons-nous chassé ensemble! Avons-nous assombri le front de Lassema! Tousdeux étaient amis, pourtant. C’était là le désolant! Un jour, ils parlaient ensemble d’unecause alors célèbre.

— Cherche la femme, dit Lassema.

— C’est tout fait! répondit étourdimentAdrien.

L’autre tourna les talons. Il n’était pas content.

C’est Marut qui, le premier, m’a fait cadeaud’un cheval, quand je montais en vélocipède,à Maisons-Laffitte, où j’avais une campagne.Mais lui, autant de dettes que d’amour: cen’est pas peu dire! À bout de ressources,craignant le papa qui aimait bien, lui aussi,ses petites aises, mais avait la main un peuprompte, quoique le cœur excellent, le petitAdrien courut verser ses peines dans le seinde l’Empereur. Celui-ci lui pardonna, payases dettes et poussa la bienveillance jusqu’àl’expédier en Afrique.

J’avais, peu de jours auparavant, soupé avec le père et le fils Marut, après un bal à l’Opéra.Marut, premier du nom, fut très galant,Adrien, aussi expansif que le permettaient lacirconstance et la déférence envers un père,qui prend sa nourriture en compagnie desdames. Mais que de piqûres au cœur sous lebuisson! — nous grignotions des écrevisses.

On parle musique, aérostats, art culinaire.Marut père avait manqué de périr, je ne merappelle plus où, en faisant la planche dansune piscine. Il avait contracté depuis cetteépoque une profonde horreur de l’eau. Il endonnait la preuve, tout en continuant de narrer. Le fils regardait son père avec inquiétude. Marut Ier ne perdait ni une bouchée decomestible, ni une parole de ma bouche.Ah! le joli souper de famille! Il faisait jourque nous étions encore à table. Marut recommençait pour la quatrième fois l’histoire de la fatale piscine. Le cocher et legroom qui avaient passé la nuit à attendre, —on ne les avait pas décommandés, — avaientdéplorablement altéré la symétrie de leurchevelure. Ç’avait été très mal arrangé en somme: c’était un peu mon avis, et beaucoup,celui de ce pauvre Adrien. — En tout cas,c’est Lassema qui n’aurait pas été satisfait!!!

Le lendemain, Marut père m’envoyait unemontre en or avec mon chiffre, et, quelquetemps après, un service en argent. Quant aufils, il payait en promesses. Bien qu’il fûtsans un rouge liard, il m’avait fait un acte dedonation de deux cent mille francs, pour lejour de son mariage. Huit jours avant que lemariage n’eût lieu, j’ai déchiré l’acte et le luiai renvoyé, avec mes souhaits. C’est sa femmequi m’a remerciée par Léon Marut. De lui rien.Pour beaucoup, le silence vaut de l’or. Il n’apas desserré les dents. Et nous avons étéquittes.

Le duc Citron avec qui je suis restée assezlongtemps, s’est montré pour moi très généreux. J’ai de lui un magnifique collier deperles. Voici la lettre qu’il m’écrivait au sujetde ce riche cadeau:

La Haye, 17 mai.

«Ma chère Cora,

» Je ne sais pas écrire correctement l’anglais c’est pourquoi tu voudras bien m’excuser si je réponds en français à la lettre que j’aitrouvée à mon arrivée ici. Le bijoutier n’afait qu’anticiper mes instructions. J’auraisvoulu avoir le plaisir de t’offrir en personnele collier qui t’est bien destiné.

» Je regrette bien ne plus avoir eu le plaisirde te voir aux courses; j’étais préoccupé, c’estvrai, mais plutôt par ta mauvaise réceptionque par autre chose, car, avoue que tu n’aspas été gentille avec moi, quand je suis venute dire bonjour.

» Comme tu le penses bien, je m’embêtebien ici, et la bonne visite que tu me prometsme fera grand plaisir. Seulement il faudrait quemon appartement fût prêt à te recevoir. Tume feras plaisir si tu veux faire mes amitiés àtous mes amis avec et sans crinoline.

» Adieu, chère Cora, je t’embrasse bien fort,et reste ton ami.»

«On s’abrutit loin de Paris», me répétait-ilsouvent. «C’est là seulement qu’on se sentvivre.» Le séjour de la Haye ne paraissait luiplaire que fort médiocrement: il aimait lesvoyages, le changement d’air, et… les joliesfemmes…

AUTRE ÉPÎTRE

«Ma bonne amie,

» Je m’ennuie beaucoup ici: il me faudraitaller passer quelques temps à Paris pourme décrétiniser. Malheureusem*nt bien descauses s’y opposent, et je crains que je nepourrai pas m’y rendre de sitôt. Et toi, quefais-tu à Paris? Toujours belle, je n’en doutepas, je voudrais te le dire en personne. Quelssont tes projets pour l’été? Iras-tu à Bade ouailleurs? Je n’irai pas à Bade, parce que jedois aller au camp, où je resterai environtrois semaines. C’est plus amusant que LaHaye, mais cela ne vaut pas les plaisirs duvoyage et des jolies femmes comme toi. Quefont nos amis? Je pense que Paris doit êtreassez vide par la grande chaleur. Voilà depuis quelques jours que je ne suis pas bien, je souffretous les jours de maux de têtes et de vomissem*nts: c’est ennuyeux, et cela me metd’une humeur massacrante. Ajoute à celaqu’il n’y a pas une femme, et tu conviendrasque ma vie n’est pas gaie ici.

» Adieu, chère, mille baisers, je reste tonami.

» Je t’envoie la photographie que tu m’asdemandée, j’espère que tu la trouveras ressemblante. Je m’ennuie beaucoup ici, comme tupenses bien; je chasse tant que je peux, c’estma seule distraction; et je compte encore lefaire, pendant tout le reste de la saison.»

2 Décembre 1884.

«Je vous suis bien reconnaissant, ma chèreCora, pour votre aimable proposition, vousêtes bien bonne de vous apitoyer sur un naufragé qui a besoin de sympathie. Je pars pourCaen samedi soir et j’y resterai jusqu’à lundi,après les courses, mais je ne reviens à Parisqu’après les courses de Deauville qui se terminent le 20 août. Si, après cette époque,vous êtes encore dans les mêmes dispositionset que vous veuillez encore m’offrir l’hospitalité, je serais bien heureux d’aller chez vous.Décidément je suis encore plus pris que je nele croyais moi-même, car, au bout de troisjours, de ne pas avoir vu qui vous savez, jesuis encore plus… qu’avant.

» Mille amitiés.

» Citron

J’aurais voulu qu’il m’emmenât dans sonpays. Plus d’une fois, je lui ai fait part de mondésir.

La dernière fois que je l’ai vu, j’étais décolletée. Il m’a demandé de venir chez moi.J’ai refusé, craignant d’avoir quelque regretd’une trop facile condescendance. Il a insisté.

— Je vous propose cinq billets bleus.

Il vient.

Si les fonds étrangers étaient en baisse,il n’en fut pas de même de mon estimepour sa personne. Il part, me laissant lesseuls témoignages de sa tendresse… Le jourmême, il m’envoyait cinq billets de mille.

VIII

EN PATINANT. — MORAY M’INVITE À L’ALLER VOIR À LA RÉSIDENCE. — UNE GRANDE DAME JALOUSE DE GALLEMARD.

Ce fut au Bois de Boulogne, en décembre,par quatre degrés au-dessous de zéro que jefis la connaissance de Moray, en patinant. Jedisparaissais sous les fourrures. Moray vintme parler.

— Cora sur la glace? me dit-il, quelle antithèse!

— Eh bien, fis-je, puisque la glace est rompue,offrez-moi un cordial.

— C’est tout mon désir.

Nous entrâmes dans le café. Ensuite il meprit par le bras, et m’entraîna sur le lac àquelque distance.

— J’espère, me dit-il, que vous voudrezbien venir à la Résidence.

Il avait, en effet, une résidence, et je m’yrendis deux jours après. C’était une maisonimmense, à double compartiment. Dans leplus grand, toute la France, plus ou moinsheureusem*nt représentée, je ne parle qu’auphysique. Des tournures faites au moule, desfavoris côtelettes, des moustaches cirées: —énormément de moustaches cirées: — et aussides échalas étayant des tonneaux; tout un déballage d’infirmités assorties, borgnes, bancals,bossus, une Cour des Miracles. Je nem’arrêtais jamais la, bien que de l’autrecompartiment de la demeure une porte decommunication me permît de contempler cespectacle plus assourdissent encore que celuide la Bourse aux heures de combat.

Moray me fit cadeau d’un arabe blanc, queje montai, depuis, assez souvent. Il paraît queje n’avais pas trop mauvaise grâce, car le donateur,qui occupait dignement sa place auJockey, me fit ses compliments et me demandaqui j’avais eu pour maître.

— Personne, lui répondis-je. La premièrefois que je suis montée, j’ai loué un chevalchez Latry, et je suis allée au Bois avec unecamarade. Je n’ai appris ni à monter ni àconduire. C’est dans le sang.

Quand je me rendais à la Résidence, jeprenais un escalier dérobé. Mon hôte réalisaitle type du parfait gentilhomme. Parfois ilsemblait s’abandonner, mais il se retrouvaittoujours. Nul mieux que lui ne tournait uncompliment; mais ses compliments n’étaientjamais fades: il avait horreur de la banalité.Il savait mettre de l’obligeance jusque dansle reproche; et il y avait plaisir à être grondée par lui. Il était de ceux qui ne vieillissentpas, et qui demeurent toujours vivants dansle souvenir. Adorateur passionné des arts, lethéâtre l’intéressait particulièrement. Il avaitun culte pour Musset: et cela n’étonnait personne. Qui se ressemble, s’estime. Il eût écritune comédie entre une réception diplomatique et un discours officiel. Le plus agréablepasse-temps, quand il restait chez lui, c’était,à ces chers instants qu’il m’était donné de le voir, de l’écouter avec son intarissable verve,ses railleries délicates, ses critiques fines etsans prétention. Il était charmant, assis aupiano, avec son costume en velours violet. Iljouait avec beaucoup de sentiment, et chantonnait avec un goût exquis.

Une «grande dame» ne lui pardonnait passa courtoisie à mon égard. «Pourquoi donc,demanda-t-elle un jour à la duch*esse de Harling,Cora Pearl ne me salue-t-elle pas?»Elle était jalouse de moi et de Gallemard.Moray subissait le contre-coup de cette antipathie.

IX

L’HOMME À LA CARABINE

Gallemard m’avait rencontrée au bal del’Opéra. J’étais au bras d’un jeune diplomate,très titré, très décoré, très envié.

— Quelqu’un d’ici, me dit un assistant,— Écossais fantaisiste, mais fidèle messager,— vous aime et n’ose pas vous le dire. Il apeur. C’est la première fois que cela lui arrive.

— Quelqu’un d’ici? fis-je en riant. Serait-cel’homme à la carabine?

— Lui-même.

Je devinai qu’il s’agissait de Gallemard.

Notre première entrevue eut lieu très tard,chez un monsieur qui fait beaucoup parler delui en ce moment. La grande dame a faitfiler Gallemard en Amérique.

X

À BADE. — ON M’INTERDIT LE SALON. — J’Y FAIS LE SOIR MÊME MON ENTRÉE AU BRAS DE MORAY

J’étais arrivée à… Bon! voilà le nom quim’échappe! C’est un fait exprès!… Enfinc’est un endroit où l’on allait pour la montre,et d’où l’on revenait souvent… sans la sienne.— J’avais un train étourdissant; un wagonde bagages, six chevaux, un personnel monstre. On m’avait prise d’abord pour la princesseGargamelle! Pas flattée!…

Je me présente pour aller au salon. Uncommissaire m’interdit l’entrée. Il paraît quej’étais l’objet d’une mesure d’exception. Jedemande le motif qui me fait exclure aussiimpitoyablement, et m’empêche de perdre mon argent tout comme une humble marquise.

— C’est, me dit-on, par ordre de la Reine.

On est sévère, dans ce pays-là, sur le chapitre des bonnes mœurs. Tous les hommes ysont sobres, toutes les femmes, même lesmoins belles, y sont chastes. On ne permetaux jeunes filles, en fait de romans français,que les Aventures de Télémaque: encore Eucharis y est-elle devenue un «associé» dugentilhomme grec.

Pour me consoler je me rends aux Courses.Je rencontre là Dufour et Tangis, et leur raconte ma mésaventure.

Ils ne voulaient pas me croire.

— Venez avec moi, leur dis-je, pour êtretémoins d’un nouvel affront et rire un peu.

Tandis-que nous causions, un domestiqueme remet une carte.

«Dépêche-toi de finir ton dîner, je t’offrele bras pour rentrer dans le salon… —Moray.»

— Voyez! dis-je aux amis.

— Jolie revanche, et digne de la courtoisied’un grand seigneur.

— Oui, répondis-je, très émue, très fière,très heureuse, un vrai Français!

J’avais, comme durant tout le temps de monséjour à cet endroit-là, une quinzaine de personnes à table. — Le repas ne fut pas delongue durée.

Je fis mon entrée au salon au bras deMoray, au milieu d’une haie de curieux.

Il était allé trouver la Reine.

XI

ENCORE À BADE. — MON CUISINIER SALÉ. — COMTESSE ET POIS FULMINANTS. — SANS LE SOU.

J’ai dépensé pas mal d’argent à Bade,mais des divers séjours que j’y ai faits, ledernier a, de beaucoup, été le plus coûteux. Ilne s’agit pas pour le moment des frais de jeu,c’est un budget qu’on vote sans discussion etsur place, et qui se règle à part. Je ne parleque des dépenses de séjour.

J’étais avec Lassema et j’avais un cuisinierqui cultivait l’art de l’approvisionnementd’une façon grandiose. Cet artiste se nommaitSalé, un nom prédestiné aux piquantes hardiesses. Outre ses importantes fonctions à lacuisine, Salé faisait lui-même le marché et rendais ses comptes, avec une rondeur desplus simplifiantes.

La longue addition de ses engins culinairesfaisait rêver: on ne se réveillait qu’au total.

Nous étions sur le point de partir avecLassema. Nous descendîmes à la cuisine.

La première chose qui frappe nos regards estune rangée de cinq poulets de toute beauté,plus d’énormes quartiers de bœuf tout cuit,tout un étalage de viandes froides. Une véritable boutique de rôtisseur. Et de fait, je necrois pas user de simple comparaison.

— Pour qui donc tout cela? demandai-je àSalé.

Il me répondit imperturbablement:

— Pour M. le duc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon dernier séjour à Bade, en 1869, m’acoûté, sans comprendre le jeu, plus de cinquante-neuf mille francs.

À Bade un grand nombre de messieursavaient les poches percées. — Pour mieuxperdre leur argent? — Non pour laisser tomber à terre des pois fulminants. La salle dejeu en était semée. Un soir, ce furent deperpétuelle détonations. Le public, les croupiers surtout étaient dans une terreur inexprimable. On se serait cru à un feu d’artifice,moins les baguettes, comme vacarme s’entend: car en fait de fusées, on ne voyait filerque les gens. Et ce n’étaient pas les plus malcotés du high life qui se livraient le moins àcette bruyante distraction. Mais on était àBade! Après tout, c’était un jeu comme unautre!

J’ai entendu le lendemain de cette fumisterie, la comtesse de La Tôle qui disait enentrant dans la salle de jeu:

— Moi, s’il y a encore du pétard, je lève lepied!

La noble comtesse aurait dû se souvenir,l’an suivant, que les pétards n’avaient pluspourtant reparu au salon.

Que de fois il m’est arrivé de me trouversans un sou! Je me rappelle que je jouis decet avantage étant à Bade. Je devais rejoindre Lassema, parti quelques jours avant moi pourParis. J’ai dû engager mes diamants pourfaire le voyage. L’argent filait avec une rapidité dont on n’a pas idée. À cet égard onapprend en voyageant; c’est bien le cas de ledire, et même en restant chez soi, commeM.Choufleuri: et comme lui, on est exposéà des visites de personnes qu’on ne va pasvoir, et qui d’elles-mêmes vous reviennent;oui, vous reviennent… fort cher. J’ai faitcette expérience à mes dépens. Pour bien savoir le prix des choses, il faut connaître lavaleur même de l’argent: j’ignorais absolument celle d’un louis. Ce sont des industriels,voire des messieurs de la finance, qui ont faitsur ce point mon éducation. Et vous verrezqu’il faudra encore que je les en remercie!

À Monte-Carlo, je n’ai joué qu’une seulefois. J’avais emporté trente mille francs, etvoulais payer mes dettes. Je gagnais peu.J’allais doucement, d’abord. Céline Barrotm’appelait «pintade mouillée»; pourquoipintade? Excès de délicatesse! Alors je jouaiplus gros jeu.

Bref, j’ai perdu soixante-dix mille francsen huit mois. Jolie façon de m’acquitter envers mes fournisseurs si polis, si déférents,tant qu’ils me surent ou me crurent riche, sidurs, si impitoyables, si insolents ensuite!Ils furent payés néanmoins; mais un peu plustard, voilà tout. Dans le moment, enfin, jen’avais absolument rien. C’était trop peu. Jedevais sept cents francs à l’hôtel.

On a gardé mes malles.

Je suis retourné pourtant à Paris. Il le fallait bien! Mais comment? Voilà le beau del’histoire, le glorieux. J’ai pris cinq centsfrancs à la caisse, au viatique. Pauvre j’étais,j’ai voyagé comme les pauvres. Il n’y avaitpas à rougir. Cela n’empêche pas que j’aiefréquenté cette même année, durant monséjour, de très grandes dames qui, depuis…Mais alors on était tout au jeu! La Wossaroffétait là, jouant par chic.

XII

CE QUE COÛTE UN SÉJOUR À VICHY. — CHARADES ET TABLEAUX VIVANTS. — UN DEMI-MOUTON. — L’INNOCENT PIGOT ET LE CHATOUILLEUXVAN DEN PRUG.

Durant les deux semaines que je restai àVichy, avec Lassema, la maison n’a fermé nijour ni nuit. Une auberge: l’hôtel du Liond’Or, du Cheval-Blanc! tout ce qu’on voudra!Seulement c’était l’hôte qui régalait. S’ilm’est arrivé de me passer des fantaisies coûteuses,je puis dire que Vichy a été, à cetégard, l’un des principaux théâtres de mesexploits. Mon hôtel du Cheval-Blanc restaitconstamment ouvert aux amis, et aux amisdes amis. C’était cette addition toute amicalequi grévait déplorablement mon budget. On dansait le matin, on dansait le soir! tout sautait chez moi: les gens et l’argent. La maison n’était pas grande, mais très commode.

Ce qui me charmait, c’était le jardin, dansun coin duquel étaient plantés des choux,que je prenais pour de la mâche. Mes invitéss’amusaient tous les soirs à illuminer avecdes lanternes de couleurs et des lanternesvénitiennes ce qu’ils appelaient ironiquementmon parc. On tirait de petit* feux d’artifice.Même on faillit une fois mettre le feu à unhangar attenant. Il ne fallut rien moins quel’éloquence persuasive de madame Passot, lapropriétaire, pour conjurer les menaces d’incendie. On ne vit plus brûler chez moi que lepunch. Plus d’illumination, plus de feu d’artifice. Les bombes furent exclusivement réservées pour la table, qui était devenue l’objet d’un véritable siège.

Le coup d’œil était superbe. Salé, le surintendant de ma cuisine, se surpassait en mesurpassant moi-même! À bon entendeur salut!C’est dans ces repas, qui se succédaientsans interruption, que j’ai pu juger de la beauté de certaines fourchettes. Il y a de cesfaims qui défient la satiété. Je suis loin de m’enplaindre, mais j’aurais préféré m’en tenir àl’alimentation des amis. J’ignorais jusqu’auxnoms du plus grand nombre de mes convives;et c’étaient ces appétit* anonymes qui meprocuraient une satisfaction bien chère.

Les portes ne suffisant pas, on entrait parles fenêtres. L’innocent Castelnar fut victimede cette innovation. L’excellent homme étaitremarquablement myope, tout le monde savait ça. Depuis qu’il avait adopté le monocle,il était devenu presque aveugle, n’y voyantplus guère que de l’œil libre, — celui qu’iln’était pas obligé de fermer.

— C’est par ici qu’on entre, lui avait ditMalet, en le poussant du dehors sur l’entablement de la croisée.

— Ah! sapristi! nom d’un p’tit bonhomme!Elle est bien bonne!…

C’était sa formule.

— Allons! enjambe!

— Enjambe! c’est facile à dire, quand on est comme toi une mauviette. Nom d’un p’titbonhomme! En voilà une bonne!

— Va donc! Un coup d’adresse!… Une!deux! Ça y est. Il ne s’agit plus maintenantque de sauter à l’intérieur. Ce n’est pasmalin.

Ce que disant, Malet saute lui-même, entre,va rejoindre le reste des invités, se croyantsuivi par l’autre.

L’infortuné Castelnar n’avait pas aperçuun gros crochet, enfoncé dans la paroi dumur, et destiné, dans ce pays aux mœursconfiantes, à protéger l’immeuble contre decriminelles tentatives. Par une manœuvremalheureuse, il tente une évolution sur lui-même. Son ventre assez volumineux rebondit contre le montant de la fenêtre, il perdpied et reste suspendu par le crochet, un peuplus bas que la partie postérieure de la ceinture.

— Ah! nom d’un p’tit bonhomme! Elle estmauvaise!

On accourt à son appel désespéré; on ledégage. Saluts et congratulations. Lui, pas plus fier, déclare qu’il faut bien s’amuser unpeu, et va faire réparer l’accident qui l’enchante, bien que, dans le fond, il la trouve unpeu pointue.

N’empêche qu’on s’amusait fort! On jouaitaux tableaux vivants. Je vois encore Marut,qui représentait Antoine en costume de romain fantaisiste, revenant de chez l’épicierd’Égypte avec son vinaigre à fondre lesperles.

On faisait aussi des charades. Léonard etCorbier se prêtaient volontiers à cette distraction. Une fois, on prit pour mot: Mercure. Pour le premier, Léonard crut à proposde nous servir un long récit de ses voyages,des dangers qu’il avait courus: pour le second, Corbier vanta l’excellence d’un remède,qu’il tenait d’un Peau-Rouge, et qui l’avaitsauvé d’une maladie terrible. Lussema, qui,pour les rébus, mots carrés ou logogriphes,aurait rendu des points au sphinx, s’écria:

— J’ai deviné!

— Alors, dites le mot.

— Parbleu! C’est fatalité!

— Vous n’y êtes pas.

— Par exemple!

— Le mot est mercure. Léonard racontaitses exploits sur mer.

— Eh bien oui! «fat!»

— Moi, dit Corbier, j’exhalais ma reconnaissance pour un souverain remède. Unecure.

— Eh oui! une cure qui vous a tenu longtemps alité.

C’était raide, mais juste. L’alité et le fatse tinrent coi. C’est ce qu’ils avaient de mieuxà faire. Mais ils ne vinrent plus. C’était unevengeance, car ils prêtaient fort au rire. Cefurent eux qui répétèrent partout, d’abord,que j’étais criblée de dettes — on n’est venduque par ses débiteurs! — ensuite, que ce n’était pas ma faute, si l’Empereur n’avait pasnoué des relations avec moi. Napoléon setrouvait alors également à Vichy, et je n’avais fait aucune tentative pour me mettredans ses bonnes grâces. J’avais laissé ce soinà Cornaline Herlanger que je vois encore enjupon vert et toute dépeignée, faisant elle-même sa lessive. Une femme d’intérieur!

Je ne me repens pas d’avoir jeté l’argentpar ces fenêtres mêmes qu’on escaladait pourvenir s’amuser chez moi: mais je ne puis medéfendre de rendre justice au génie parcimonieux de dame fourmi, chez laquelle, parexemple je n’ai jamais été crier famine.

Ma présence à Vichy fut pour les fournisseurs une ère de bénédiction. Un jour, ilétait dix heures, je rencontre mon fidèleSalé, avec un demi-mouton sur son épaule.

— Qu’est-ce que vous portez là?

— Vous voyez bien, madame, c’est undemi-mouton.

— Pourquoi un demi-mouton?

— Madame, on ne vend pas moins.

Il doit y avoir plaisir pour un artiste àfaire la cuisine dans un pays où l’on entendlargement la vie: 30,000 francs de nourriture en quinze jours.

Mon digne chef n’était pas le seul qui fît sesfarces. Le vent soufflait aux excentricités detoute sorte. On eût dit une bande d’écoliersen vacances. Les plus graves en apparence étaient les plus fous. On courait le soir dansles rues, on changeait les enseignes des boutiques, on cassait les réverbères. JéchoniasMarut dirigeait le mouvement.

Toute farce suppose plus ou moins un dindon.

Ce fut à Pigot qu’on réserva ce rôle.

Il y avait un Hollandais du nom de Vanden Prug, qui était, depuis quelque temps,l’objectif de la bande en quête de dupes.Grincheux par tempérament, le cher hommene décolérait pas, soit au salon de jeu, où ilallait quelquefois, soit à la buvette, où il regardaitboire les autres. Il tenait de la natureun pli, situé près de la bouche, qui, lorsqu’ilse fâchait, lui donnait une expression d’hyènebienveillante. On l’avait surnommé Van denRictus.

Pigot était arrivé de la veille, sous le coupd’une douleur profonde: il venait de perdreune arrière-tante qui lui avait laissé toute safortune. Le pauvre garçon avait besoin deconsolation. Il va sans dire qu’il ne connaissait pas ledit Hollandais.

— Une farce amusante, dit quelqu’un,consiste à prendre le premier nom venu, unnom aussi bizarre que possible, et à s’en allerdemander de maison en maison, si l’on n’estpas chez l’individu porteur de ce nom imaginaire?

— Ce doit être en effet très amusant, ditmon Pigot.

— J’ai pratiqué cette fumisterie, quandj’avais quinze ans. Vous voyez que j’ai commencé de bonne heure à faire poser monprochain. Le plus drôle, c’est que j’allais medemander moi-même.

— Ah! bravo! c’était trouvé!

— N’est-ce pas?

— Impayable!

— Eh bien, continuait un autre, prenonsun nom quelconque, un nom étranger, celavaut mieux, et c’est plus drôle.

— Un nom espagnol? dit un des conjurés.

— Italien plutôt, ajoutait un autre.

— Pourquoi pas hollandais? insinuai-je.

— Oui, Cora a raison.

— Oui, oui!

— Composons un état civil: un Van quelconque.

— Voulez-vous Van der Burg?

— Il y en a trop!

— Van der Muffle?

— Non! non! pas de charge!

— Van den Prug!… dit Lassema.

— Va pour Van den Prug!

Van den Prug fut admis à l’unanimité, plusune voix, celle de Pigot.

— Qui se charge de cette glorieuse mission?

— Moi! moi!…

— Doucement. Ne parlons pas tous à lafois. Confions à Pigot cette fonction délicate.Il nous racontera ses exploits ce soir même àtable.

— Bravo! Un ban pour Pigot! Hip! hip!…

Voilà mon pauvre Pigot qui s’en va toutdroit chez le farouche Van den Prug, dont onlui avait perfidement indiqué l’hôtel, commepoint de départ de sa facétieuse odyssée.

— Monsieur Van den Prug?

— Entrez! lui dit-on.

— Superbe! pense notre ami. Voilà un hôteloù le service se fait à merveille. On y demanderait le Grand Turc qu’on vous le servirait!

Le grincheux arrive. À sa vue, Pigot estpris d’un tremblement qui l’empêche d’articuler. Le Hollandais commence à rire, signed’orage.

— Vous m’avez fait demander, monsieur?Qu’y a-t-il pour votre service?

— Comment! balbutie le malencontreuxvisiteur. Est-il possible que vous vous nommiez Van den Prug?

— Venez-vous ici pour vous moquer demoi?

— Mais, monsieur…

— Voyons, monsieur, expliquez-vous!

Le pauvre diable voyait tout danser autourde lui. Le rire du Hollandais s’accentuait, deplus en plus sinistre.

— Je n’ai que mon nom pour toute fortune,monsieur, je saurai le faire respecter.

— C’est votre droit.

— Une dernière fois, répondez. Que voulez-vous?

— Moi? rien.

Et Pigot demeura muet comme une carpe.

— Voilà pour vous délier la langue, fit legrincheux personnage, en gratifiant la jouedu pauvre diable d’une gifle sonore.

— Je vous excuse, fit Pigot, de plus enplus décontenancé. Vous êtes aigri, vous n’êtespas méchant.

— Ah! fit à son tour l’enfant des vastesmarais, c’est moi qui vous demande pardon!Si j’osais solliciter de vous un service?…

— Parlez, monsieur. Tout pour vous plaire.

— J’ai joué hier au soir, et j’ai perdu. Jen’ai pas un sou vaillant pour retourner auprès de madame Van den Prug et de mes enfants.

— Que ne le disiez-vous plus tôt? Je croisles avoir sur moi.

— Quoi?

— Les quatre mille francs!

— Quels quatre mille francs?

— Ceux que vous avez perdus.

— Je vous ai dit la somme?

— Évidemment. Les voilà.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— C’est la Providence qui vous envoie. Jen’ai pas besoin de connaître votre nom, moi.Je connais votre cœur, cela me suffit.

Pigot n’est pas revenu dîner le soir. Il aprétexté une fluxion. C’est le maître de l’hôtel,témoin indiscret de la petite scène, qui anarré la chose à Lassema, après le départ dutouriste hollandais, qui une heure plus tardavait quitté Vichy, en emportant une quantité prodigieuse de pastilles pour ses enfants.

XIII

AUTRE FUMISTERIE. — À QUOI TIENT UN BUREAU DE TABAC?

Dans une autre résidence, on se plaisait à des amusem*nts du même genre.Albert Binard qui ne cherchait qu’à rire — il était fort jeune alors — se livrait les joursde pluie à des distractions d’un goût plus oumoins délicat. Il avisait quelque bravefemme, revenant du marché et cheminant,un panier sous un bras, un parapluie ouvertde l’autre. En impitoyable gamin, Albert,suivi de toute la caravane, spectatrice de sonéquipée, approchait derrière la bonnefemme, saisissait entre le pouce et l’index unedes tiges de son parapluie et exerçait une forte traction de haut en bas. Efforts résistantsde la vieille qui, invariablement, serrait convulsivement contre sa poitrine l’instrumentprotecteur. Jamais le parapluie n’était lâchépar la victime. Albert tirait de plus en plusfort: la femme opposait de plus en plus de résistance. Et tant résistait la vieille, tant insistaitAlbert, que la pauvre femme finissait invariablement par s’asseoir au beau milieu de larue, sans même avoir eu la possibilité de seretourner, pour connaître l’auteur de cetteinconvenante familiarité. Nous avons euplusieurs représentations de cette scène,avec autant de victimes différentes.

Une pourtant de ses dernières voulutéclaircir la chose, et en avoir, comme on dit,le cœur net. Elle fut assez habile pour désigner Albert à un agent, qui l’arrêta incontinent.

— N’ayez pas peur, madame, lui dit lecommissaire, justice sera faite. C’est doncvous, gamin, qui vous permettez de pareillesmystifications?

Albert, Jéchonias et les autres amis qui avaient pénétré dans le cabinet, baissaientla tête.

— Votre nom?

Albert donna son nom. Il fallait bien…

Le commissaire crut d’abord à une plaisanterie;mais on fournit des preuves; onproposa des références qui allaient si haut, sihaut, que le commissaire en eut un étourdissem*nt.

— Il faut pardonner à la jeunesse, madame,dit l’officier de l’ordre public. Nous-mêmes avons été jeunes.

— Monsieur, répondit avec dignité lavieille dame, je ne me serais jamais permisà vingt ans de profiter de la pluie pour…

La jeunesse de cette femme n’avait pas étéorageuse, voilà tout!

Le commissaire reçut une invitation chezmoi: il vint le lendemain, et n’eut pas à seplaindre plus tard d’avoir fermé les yeux sur cequi n’était après tout qu’une peccadille. Quantà la bonne dame, elle fut tant et si bien recommandée, qu’elle bénit sa chute. Elle seplaisait à dire dans la suite:

— Sans ce jeune homme, je n’aurais paseu mon bureau de tabac!

À quoi tiennent les choses!

XIV

COMMENT ON S’Y PREND POUR SE FAIRE SALUER. —
DANILOFF ET LE COLLIER DE PERLES.

D’aucuns ont le chapeau vissé sur latête. À cette catégorie appartenait PierreDaniloff. Beaucoup ont pensé qu’il portaitperruque. Cela m’eût étonnée. J’inclineraisplutôt à croire qu’il était né coiffé. DoncDaniloff gardait toujours son chapeau rivéà son chef. Rien ne m’agaçait davantage. Jelui dis une fois très franchement ma façonde penser à cet égard. La scène se passaitdans un restaurant. Daniloff entra, suivantson habitude, sans qu’il fût possible d’apprécier au juste la couleur de ses cheveux.

Je lui dis:

— Ôtez votre chapeau!

Ce n’était pas la première fois, du reste, queje lui faisais la même observation.

Il me répond:

— Je ne peux pas. Je m’enrhume dès quej’entre dans un cabinet de restaurant.

Une canne se trouvait à ma portée. Je la luicasse sur la tête.

Daniloff ne s’est jamais vanté de la chose,moi non plus. D’ailleurs il n’y avait là dedanspas plus d’héroïsme de ma part que de fantaisie de la sienne. Je ne cache pas pourtantque j’eus ensuite quelque regret. La canneétait très jolie et portait sur sa pomme unchiffre pour lequel j’avais la plus sincèreestime.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Pierre parut me garder assez longtempsrancune de la liberté que j’avais prise enversson chapeau et sa tête. Quinze jours plus tard,on était encore au même restaurant. J’avaisun collier de perles. Un monsieur qui aimaitrépéter les calembours tout faits, s’extasiait sur la beauté de mes perles, en redisant surmon nom, un jeu de mots plus ou moins galants. Que voulez-vous? Un financier peutbien faire un emprunt.

Il parut que le compliment n’était pas dugoût de Daniloff. Il détache de mon cou lecollier, le pèse dans sa main, avec une mouedédaigneuse.

— Vous prenez ça pour des perles? medit-il.

— Pourquoi pas?

— C’est tout ce qu’il y a de plus faux.

Je jette par terre, à la volée, le collier quise brise.

— Ramassez les perles, mon cher. Pourvous prouver qu’elles sont vraies, je vous enlaisse une pour votre cravate.

Médusé, Daniloff ne bougea pas.

La noble assistance (on était à la MaisonDorée) ramasse aussitôt les perles. Il en manquait!!…

XV

POUR UN MILLION DE PARURES. — QUINZE CENTS FRANCS DE VIOLETTES DE PARME AU LIEU DE MOUSSE AUTOUR DES FRUITS. — QUATRE VERRES CASSÉS. — UN QUATORZIÈME CONVIVE.

J’ai beaucoup donné, surtout aux femmes:très peu m’en ont su gré. Mais s’il fallait,quand on donne, compter sur la reconnaissance,je dirai, comme Gavroche, qu’iln’y aurait plus alors de plaisir. Ce sont cellesauxquelles j’ai rendu le plus service, qui m’ontpresque toujours fait le plus d’égratignures.Si encore elles avaient eu des mains propres!J’ai le sale en horreur; et quoiquen’ayant pas l’avantage d’être Parisienne parla naissance — j’ai scrupuleusem*nt suivi le conseil de Musset: je n’ai jamais laissé traîner mon bras sur le manche du premier venu.Maîtresse de mon choix, j’ai gardé envers etcontre tous mon indépendance. C’était le seulmoyen de me faire aimer des gens à sac, oude chambarder les malins.

J’ai eu beaucoup d’argent, beaucoup de bijoux,des parures magnifiques. La marquisede Kaiserlick profitait de ce que j’étais à Fontainebleau avec Marut, pour venir voir mestoilettes, et faire connaissance avec ma modiste et ma couturière, rue de la Victoire,place du Havre, rue Lepelletier, — où jepayais mille francs par mois, — rue Grange-Batelière,puis, rue de Ponthieu, rue des Bassins. Dans mon petit hôtel, rue de Chaillot,avenue des Champs-Élysées, rue Christophe-Colomb,rue de Bassano, partout, mon appartement renfermait la plus étourdissante collection de ces petit* riens qui coûtent si cher,potiches, curiosités, bibelots. À l’époque laplus brillante, j’avais pour un million de parures.

L’hiver, je donnais des soupers avec quinze cents francs de violettes de Parme, au lieu demousse autour des fruits. Je ne crois pas quemes hôtes aient eu à me reprocher unmanque d’attentions. Je me suis toujours piquée de remplir avec honneur mes devoirs demaîtresse de maison.

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Un soir on prend le café. Un monsieur casseun petit verre et paraît très vexé. J’ai la maladressecherchée, d’en casser quatre. Et notezque je tenais beaucoup à ce service. Je nepouvais moins faire pour un galant homme,et je n’aurais voulu pour rien au monde lelaisser partir, avec l’arrière-pensée qu’il m’eûtcontrarié en quelque chose.

Mon désir de contenter ceux qui me faisaient l’amitié d’accepter chez moi une invitation me poussait parfois à des excentricitésplus ou moins divertissantes.

Une nuit, nous étions à table. Je vois la figure de Pothier s’allonger désagréablement.

— Pothier, êtes-vous malade?

— C’est le fond turc qui ne va pas bien, medit tout bas Talsis.

— Fabrice, murmure sombrement Pothier,ne faites donc pas tourner votre couteaucomme ça!

— Toujours facétieux, ce cher ami!

Talsis me regarde, puis tourne les yeux ducôté de Pothier, dont l’expression d’inquiétude ajouta un nouveau charme à l’ébahissem*nt habituel de sa physionomie.

On apporte le premier service. Le domestique renverse la salière. Le malheur est viteréparé, On parle d’un changement possiblede ministère. Cette conversation ennuie bienvite. Barberousse conte l’histoire d’une jarretière,qui s’est retrouvée accrochée à la cravate d’un vieux brave. La plupart des personnes présentes savaient l’affaire: mais il yavait contestation sur la qualité attribuée auhéros de l’aventure, vieux? on accorde ça;brave?… c’est moins établi.

Pothier est blême.

De]bourg prétendait que l’histoire étaitapocryphe: selon lui, la chose était impossible.

— Voici, dis-je à mon tour, ce qui m’est arrivé à moi-même, à Bade en 1865. Je revenais d’une promenade avec des amis. Je ressentais une légère oppression. Je vais dans machambre pour me desserrer. Savez-vous ceque je trouve? Un grand lézard vert à têteplate, marbré de jaune. Il était entré par monbras, par ma ceinture, ce qui me sembleextravagant, mais n’en est pas moins exact,et se tenait pelotonné dans le creux de monestomac.

— C’est plus fort que la jarretière!

— Si vous ne me croyez pas, ajoutai-je; demandez à Lassema, ici présent et qui m’adébarrassé de la petite bête.

Un fou rire accueillit mon invitation.

Lassema mit La main sur sa poitrine et dit:

— Sur mon honneur, et sur ma conscience!

Pothier était sépulcral. Tout à coup il selève:

— Pouvez-vous rire?

— Qu’y a-t-il?

On se regarde étonné.

— Comment? Vous ne voyez donc pas? Comptez! mais comptez donc! nous sommestreize!!

Ces mots étouffèrent le rire comme un seaud’eau étouffe le feu. Quelques braves haussèrentles épaules, mais ça jeta tout de mêmeun froid.

Je me lève, passe dans la salle de billard,ouvre la fenêtre, résolue d’inviter le premierpassant. Personne dans la rue. Au bout d’uninstant, des pas se font entendre. J’expose àl’individu ma requête.

— Je ne dis pas non!

On l’introduit. Il se met à table, cause beaucoup, mange plus encore, et réveille l’appétitet la gaieté. Quand le souper fut fini, je le remerciai de sa complaisance: il me salue avecbonté en me disant: Tout à votre service!

Heureusem*nt il n’était pas trop mal mis!Et nous n’avions pas été treize à table!

XVI

UNE DONATION PROMISE: UN CHEVAL MORT. PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LE DUC JEAN. — AMBASSADE: RENDEZ-VOUS PRIS. — VISITE À LA FERME. — UNE TASSE DE THÉ CHEZ MOI.

On chassait à courre à Meudon. Un tempsépouvantable. J’étais avec Adrien Marut.

— Quelle triste soirée nous avons passéel’autre jour! me dit-il.

Il faisait allusion au souper pris en compagnie de son père, après un bal de l’Opéra.

— Je n’osais pas te parler! Quand il y aquelque part des écrevisses, c’est toujourscomme ça. Il n’y en a que pour papa!

— Pauvre petit! lui dis-je d’un ton quasimaternel.

— Mais, continua-t-il, tu seras dédommagée. Il t’a fait un beau cadeau: le mien seraplus beau.

Je fredonnais: Ma tanture lure lure!

— Il ne faut pas dire ma tanture lure lure!

— Alors ne dis pas d’extravagances.

Marut rapprocha son cheval du mien, s’assura que mon domestique, qui nous suivait,ne pouvait l’entendre, et me glissa ces motsà l’oreille.

— Je veux te faire une donation.

Moi très calme:

— Pas possible!

— Deux cent mille francs pour le jour demon mariage.

— Alors, c’est sérieux?

— Parole. Aussi vrai que j’ai un cheval. —Eh bien! Qu’est-ce qu’il a donc, mon cheval?Il n’avance plus, maintenant!

— Donne-lui de l’éperon.

Mais le cheval s’abat: il était mort.

— Prends l’arabe de mon domestique, luidis-je.

Il le prit et piqua des deux.

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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je reste seule: il pleuvait à torrents. J’entends gronder et pester. C’étaient le tonnerreet le duc Jean. À ma vue, ce dernier paraît unpeu se radoucir. J’avais arrêté mon cheval. Ilvoit à terre celui d’Adrien.

— Qu’est-ce que c’est que ça?

— Le cheval de Marut.

— Le père?

— Non, le fils.

— Pas de chance! Alors Adrien chasse lesmains dans ses poches? A-t-il au moins unparapluie?

— Il a pris le cheval de mon domestique.

— Ah! les dames!… Toujours bonnes!…

Il sourit et me quitte. Peu de mots, et toutl’homme avec sa brusquerie native, sa répartie acerbe, son observation toujours juste, sacourtoisie de grand air.

À la fin de la chasse, je vois un monsieurchauve, levant, baissant la tête, regardant àdroite et à gauche, et se livrant à un monologue animé.

— Où pourrai-je bien la trouver?

— Qui cherchez-vous, d’abord?

— En vain je fouille les bois…

— Qu’y a-t-il?

— Il faut qu’elle se cache au centre de laterre! Cette Cora Pearl est invisible. Oh! pardon, je ne vous voyais pas!

Il savait son Molière. Mais je crois que lefacétieux personnage jouait un peu la comédie peur son compte.

— Je suis secrétaire du duc, madame, secrétaire indigne, pour vous servir. Le ducm’envoie vous prier de vouloir bien vousrendre au château.

Et le secrétaire ajoute que si j’accepte, onm’attendra dans une allée, qu’il me désigne.

J’accepte, il s’éloigne, le cœur léger, l’âmesatisfaite du devoir accompli.

Je me rends peu de temps après au lieuconvenu. Le duc m’attendait en se promenant, les mains derrière le dos.

Il me demande si j’aime le lait?

— Cela, lui dis-je, dépend un peu du moment. Pour l’instant je suis assez disposée àen boire.

— Eh bien, entrons dans la ferme.

Nous prenons un bol de lait chaud desmains d’une grosse fille, qui passe en revuema toilette, du capuchon aux bottines. La visite de la ferme dure bien une heure. Trèsexpert dans la matière agricole, comme dansbeaucoup d’autres, le duc fait obligeammentmon éducation rurale.

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— Vous êtes Anglaise? me demanda-t-il.

— Je suis née en Angleterre, monsieur leduc.

— Oui, reprit-il, avec son sourire malin,française à la mode d’outre-mer?

— Non, à la mode du cœur.

— Bah! la mode change et le cœur a descaprices.

— On ne s’en plaint pas toujours, lui dis-je.

Mais cela ne continua pas sur le même ton.

Le duc n’aimait pas les choses qui n’ont niqueue ni tête. Je suis comme lui, sur ce chapitre, et si je suis restée de mon pays, c’estuniquement par mon amour du bon sens.Mais, entendons-nous bien du bon sens: dansle choix des mots; il ne s’agit pas de cet autrebon sens qui vous empêche de faire des folies…Oh! non! malheureusem*nt!…

Quand nous sommes sortis, l’orage avaitpassé: le ciel était bleu.

— À présent, me dit-il, que nous avons fait connaissance, j’ai à Paris une autre ferme;vous me ferez bien le plaisir de m’y venir voirquelquefois? Après le lait, le thé.

Ce fut lui qui vint me le demander peu dejours après, chez moi. Depuis, il me renditplusieurs visites. Cela, m’a t-il dit souvent, ledélassait. Noirot, son ami intime, l’accompagnait de temps à autre, ainsi que Booz. Burnier, non plus qu’aucun de sa maison n’étaient aux fêtes du palais. Le duc trouvaittout son monde chez moi.

Mon impression première ne s’est pas modifiée. Cet homme est un ange, pour ceux qui lui plaisent. Son de voix agréable, rirefranc, conversation spirituelle, au besoin badine; — ange, je le répète, pour ceux qui luiplaisent: démon, roué, emporté, insolentpour les autres, ne se gênant jamais.

Loin d’éprouver avec lui le moindre embarras, j’avais fini par le dominer; il s’étaitplié de bonne grâce, et ne se regimbait quesous l’aiguillon de l’amour-propre ou de la jalousie. Avec lui, comme avec tout le monde,je tenais à bien affirmer mon indépendance.Plus d’une fois même il me traita de sauvage.

— Tu as été nourrie, me disait-il, mais pasélevée.

— Continuez-moi, lui répondais-je en riant,le bienfait de la nourriture avec celui de l’éducation.

Jamais un mot de politique. Par exemple,un culte d’admiration pour Napoléon Ier. Car,au fond, il était très bonapartiste, le duc Jean,mais à sa manière. Il écrivait sur le PremierEmpire, et se livrait à de patientes recherches;excellent juge, penseur profond, travailleur infatigable; au demeurant, très bon enfant,ami des hommes et des bêtes. Il s’intéressaitaux chiens, aux chevaux; les carlins l’avaienten affection.

XVII

LA BLANDIN, MON INTENDANTE, GRANDE CONFIDENTE DU DUC. — LE DUC JEAN ET DE ROUVRAY. — JALOUSIE DU DUC. — SES IDÉES SUR LE PROGRÈS À L’ÉTRANGER ET EN FRANCE.

En ces temps-là, la Blandin était mon intendante,mon altera ego, comme exigeaitque l’on dît, dans l’espèce, un ex-normalienlatiniste dévoyé quelque temps chez moi.Bref, elle remplissait les fonctions de femmede confiance, de demoiselle de compagnie, —je dis demoiselle par respect pour la locution:le mot dame n’allait pas du tout.

On a parlé de cumulards, sous l’Empire etl’expression était familière à NapoléonIII. À cecompte, la Blandin était une fière cumularde. Mais elle me donnait les preuves de la plusréelle complaisance. Je la chargeais de mescommissions: c’était elle qui veillait aux approvisionnements. Enfin elle était aux troisquarts honnête: c’est encore une estimableproportion.

Le duc en avait fait sa plus grande confidente. C’étaient des «ma bonne madameBlandin» par-ci; des «cette excellente Blandin»par-là; des «et votre sciatique, machère Blandin?» Ces marques d’intérêt sedonnaient dans l’antichambre, avec d’autres,non moins bien sonnantes et qui allaient aucœur de ma «demoiselle de compagnie»qui, soit oubli des convenances, j’aime mieuxle croire, soit élan de tendresse, se permitplus d’une fois, de dire: «Il est vraiment bonprince, ce Jean-jean!» Ce laisser-aller familier à l’excès me fit bondir, et bien que lemot fût de «l’excellente Blandin», je douteque ce redoublement par trop populaire eûtbeaucoup flatté le duc.

Le Blandin avait pour auxiliaire dans sacharge auprès de moi une autre femme de mes grandes amies, pour laquelle je n’avaispas non plus de secrets: «la marchande devin» — je ne lui ai jamais connu d’autrenom.

La première fois que je me rendis au palais du duc, «la marchande de vin» m’accompagna. De Rouvray était alors mon«ami». Il tenait à moi par tendresse de cœurplus peut-être que par ostentation de vanité.En plusieurs circonstances, il se rencontrachez moi avec le duc, et je me trompe fort,ou la bienveillance n’était pas, à vrai dire, lesentiment qu’ils nourrissaient l’un pourl’autre. Godefroy, ainsi que le nommait Barberousse par euphémisme, était aussi de mesfamiliers. Dans ce trio d’exécutants ou dedilettante, c’était le duo qui, prédestiné parsa haute situation à payer la note la plushaute, faisait naturellement entendre la plusaiguë. Godefroy n’avait pas lieu d’appréhender le ressentiment du Roi Lion, qui réservaità de Rouvray ses meilleurs coups de griffes.

Je recevais du duc les lettres suivantes: lapremière écrite sur des rapports exacts, peut-être, mais dépourvus de bienveillance; la seconde, relative à certain malentendu, danslequel, je puis le dire aujourd’hui, il n’y avaitpas eu faute de ma part:

«Il est vraiment des choses si désagréablesqu’elles ne peuvent être passées sous silence.J’ai appris tout ce qui a eu lieu au dernierdîner que tu as donné, samedi dernier, jecrois, à tes amis et amies, le monsieur quiest venu, la scène qui a éclaté, etc., tout,tout…

» Autre chose: ce soir, je sais que tu attendsun de tes amis qui a demandé un congé sansdoute pour venir te voir. Tu te passeras bienfacilement de moi.»

Vendredi, 3 heures.

«Je t’adore, tu le sais, tu ne peux en douteret c’est bien vrai; mais ta conduite, ma Pearlchérie, est fatale. Tu ne sauras jamais par oùj’ai passé dans ces dernières heures. Te voirpour te perdre encore est au-dessus de mesforces, et nous mènera à quelque extrémité. Tu veux venir pour me quitter une heureaprès et nous retrouver dans une situationimpossible! Hier je suis rentré derrière toi.C’est une bêtise de mes valets de chambre quin’ont pas trouvé la clef. Eh bien, pense unpeu à moi aussi. Viens, si tu es décidée, quandtu voudras. Mais jusque-là, je t’en prie, necontinuons pas une situation humiliante,presque ridicule pour tous. Je t’aime et t’attends; quand tu le voudras bien.»

À ma seconde visite au palais, le nom de deRouvray fut mis en effet sur le tapis. — Je recevais chez moi beaucoup trop de monde. Passepour autrefois: il n’est pas mauvais de secréer des relations; mais quand les relationssont nouées, quand surtout elles sont connues;quand on voit certains personnages, quand…quand… Enfin, il fallait opter entre la petiteporte et l’escalier dérobé de «la grande demeure» — (plus tard j’entrai sans inconvénient dans le salon) — et l’hôtel plus modeste,mais très aristocratiquement coté, l’hôtelprivé où je n’allais pas, mais que son propriétaire quittait volontiers et très souvent, pourvenir me voir.

Je promis tout ce qu’on exigea, — il fautbien être polie avec les honnêtes gens, —cependant je donnai à entendre que j’avais besoin qu’on m’accordât un peu de temps, pourme permettre de satisfaire aux exigencesd’un nouveau et unique protecteur. Cette assurance,bien que mitigée par ma prudente réserve, rendit au duc toute sa sérénité. Je dînaiavec lui en tête à tête. La duch*esse était absente.

Il me demanda ce que je faisais de montemps; quels étaient mes goûts; si j’avais étéà Bade? Il me promit que «si j’étais sage»il me ferait faire des petites promenades. —Il entendait par là quelques voyages à l’étranger. Enfin il fut très gentil, je dirai: trèsbon camarade.

Il m’avouait que les voyages étaient pour luiune passion. Il faut être paralytique pourrester en place. Une détention, même trèscourte, serait sa mort.

Parlez-lui de l’Amérique! C’est là qu’on pratique avec intelligence l’art de voyager!Nos chemins de fer, à nous, sont des coches.D’ailleurs, en France, la routine règne en souveraine: c’est la seule autorité à laquelle iln’y a pas de danger qu’on attente. Et voilàcomment la nation la plus intelligente resteen arrière, faute d’initiative, dans tout essaid’amélioration, et d’empressem*nt à profiterdes progrès réalisés ailleurs depuis longtemps.

Je me disais en moi-même:

— S’il continue comme ça, nous manquonsles Bouffes!

Car nous devions passer la soirée auxBouffes. Nous y allâmes pourtant avec Noirotet Brunier.

Nous rentrâmes au palais, où je passai lanuit.

XVIII

LA CLÉ D’UNE GRANDE MAISON. — RACONTARS DE LA BLANDIN ET DE MON AMIE LA «MARCHANDE DE VIN». LE RÉGIME DU BON PLAISIR. — UNE TÊTE À TRAVERS LA PORTIÈRE.

Depuis, j’y retournai souvent. J’avais uneclé qui me donnait accès par une rue latérale.Je couchais quelquefois dans une chambrevoisine des appartements de madame X,dame de compagnie de la duch*esse. Le retourde cette dernière ne mit point obstacle à nosentrevues. Je dînais immédiatement aprèselle, dans la même salle, et servie par le mêmemaître d’hôtel. Tout en prenant mon repas,j’entendais dans le salon voisin causer la duch*esse et jouer les enfants.

Cela m’a toujours gênée et impressionnée.

Au bout d’environ deux mois, durant lesquels il ne se passa guère de semaine sansque je visse le duc, celui-ci me demandabrusquement «ce que je faisais de M.deRouvray?» Je ne pus, à cette question, dissimuler un sourire. Le duc se leva de sa chaise,me regarda bien dans les yeux, puis, par unede ces diversions, qui lui étaient familières,et dont il usait, à la façon des acteurs qui ménagent leurs effets, tira de son portefeuilledouze mille francs, à titre d’avance, sur leprochain mois, car je lui avais fait part, laveillé, de quelque embarras où je me trouvais[1].

— Je ne suis pas méchant, me dit-il, et jeveux que tu sortes toujours d’ici contente,pour que tu me reviennes toujours gaie. Maistu aurais un peu plus d’ordre dans les affaires,que tu ne t’en trouverais pas plus mal. Tropde gens te grugent.

Et comme je faisais un signe qui voulaitdire: Je sais de qui vous tenez l’avertissem*nt,il se hâta d’ajouter:

— Blandin n’a pas besoin de me le dire. Jele vois.

Je savais bien que je ne m’étais pas trompée:La Blandin avait trop parlé sous la pressiond’une atmosphère dans laquelle se dilataientses poumons. Elle-même me fit l’aveu de sonindiscrétion! car ce n’était pas une méchantefemme.

La «marchande de vin», que le ducavait aussi interrogée, avait montré plus deréserve. Il est vrai que les arguments persuasifs avaient été moins forts. Quoi qu’il en fût,il ne m’était plus possible de rester avec deRouvray, mais il était non moins délicat debrusquer une rupture. Le duc nous épiait:la corde était terriblement tendue, et j’avaistoutes sortes de bonnes raisons pour me ranger du côté du plus fort.

Je n’avais pas non plus récemment faitpreuve d’une adresse très raffinée. Pour expliquer une assez longue interruption dans mes visites devenues périodiques, j’avais prétexté une foulure au pied. À la vérité, c’étaitma fidélité au duc qui avait été un peu boiteuse. Mais le duc était bon «rebouteur», ilme le dit en propres termes et se chargea deremettre le pied au pas. Il était, dans certainscas, pour les grands moyens.

Celui qu’il jugea le plus pratique fut unemenace d’expulsion, si je ne venais pas aupalais. L’affaire valait la peine qu’on s’yarrêtât. Je me disais que l’expulsion étaitl’atout le plus désagréable qu’il gardât contremoi dans son jeu. J’avoue que je sentaisen moi quelque révolte contre ce procédétout autocrate. Se soumettre ou partir: c’était catégorique. J’étais donc sous le régime du bon plaisir? Franchement cela neme plaisait guère. Et mon indépendance? mafière indépendance?… mon Dieu, je la gardais tout entière, après tout. Je pouvais fixermoi-même l’heure de mon exil si l’exil offraitjamais quelque avantage à mon amour-propre ou à mon caprice. Pour le moment, j’avais tout intérêt à me soumettre. Je retrouvai donc mes jambes et vins faire ma paix. Leduc parut touché de mon repentir. Pour cimenter la réconciliation, il m’acheta, rue desBassins, un petit hôtel de quatre cent vingtcinq mille francs, sur lequel il donna tout desuite deux cent mille francs.

Je n’aurais pas cru le duc Jean susceptibled’une telle jalousie: et je fus dans la circonstance même sensiblement touchée de son zèleà me surveiller. Un exemple suffira.

J’étais allée la veille, dans la journée, chercher la Blandin dans la voiture de Rouvray.Le duc a la vue excellente, l’oreille très fine,et justifie fort peu la réputation de sot et depoltron qu’on a tenté de lui faire. Il aperçoitle groom, rue Saint-Honoré, et suit. La voiture n’allait pas vite, à cause du nombre considérable de gens qui escortaient un régiment en promenade. Au bout de quelquesminutes, il dépasse la voiture, revient brusquement sur ses pas, et fourre sa tête à l’intérieur par l’ouverture de la portière. Il mevoit là avec de Rouvray. Quand je suis descendue, quelque chose me disait que je nemonterais plus dans ce coupé.

Quelques échantillons de lettres reçues duduc, durant cette période:

«Merci, chérie, j’ai été secoué, et après tondépart, je suis tombé dans une sorte d’abrutissem*nt, dont j’ai peine à sortir. Je suiscomplètement sourd. Ma belle perle, je vousaime beaucoup.»

Madame Pearl

Au théâtre du Gymnase, loges des 1res no28ou 6, rue des Bassins.

«Ce que tu m’envoies est bête. Ne pas venirce soir après l’avoir promis, ce serait méchant. Je t’en prie, ma belle perle adorée,viens ne fût-ce que cinq minutes. Je t’attends.

» Un malade qui t’aime beaucoup.»

«J’ai oublié hier que demain mercredi il yavait un bal aux Tuileries. Difficile que j’ymanque. Ce qui avait été projeté pour demainne se peut donc pas. Après-demain jeudi, jesuis libre. Toujours ces fêtes m’ennuienténormément. Je t’embrasse.»

XIX

UNE PROMENADE EN REMISE. — POÉTIQUE SOUVENIR DU DUC DE BELLANO. — LE COCHER ET LE ZOUAVE.

Quelque temps avant cette apparition subite dans notre coupé, il nous était arrivéune assez plaisante histoire que je racontaiplus tard au duc lui-même, en ayant sointoutefois de lui cacher le nom du cavalier quim’avait accompagnée dans la circonstance.

Nous avions déjeuné chez Brébant, deRouvray et moi. De Rouvray propose un tourau Bois. Il n’avait pas sa voiture: nous prenons une remise. Le cocher ouvre la portière:nous montons, en même temps qu’un zouaveprenait place sur le siège.

— Voilà, me dit de Rouvray, un gaillardassez sans gêne!

— Une connaissance du cocher! lui dis-je.

On part. Arrivés au rond-point des Champs-Élysées,nous rencontrons Girard avec un deses amis. De Rouvray fait arrêter, ce qui neparaît pas du goût du cocher.

— Nous allons faire un tour au Bois. Voulez-vous venir avec nous? Il y a place pourquatre personnes.

— Pourquoi pas pour six? dit le cocher, enmaugréant.

— Ne fais pas semblant d’entendre, dis-jeà de Rouvray, qui commençait à perdre patience.

Girard et son ami montent avec nous. Pendant ce temps-là, le zouave, toujours sur lesiège, toussait, crachait, faisait un bruit dudiable.

— Voilà un groom bien mal stylé! dit ensouriant Girard.

— Et le cocher vaut le groom, ajouta deRouvray.

Nous roulons.

Le zouave, très secoué, avait, comme ondit, quelque part, la sputation fréquente. Ilme rappelait les malheurs arrivés à un aimable gentilhomme, lors de certain bal, donné dans un camp; et j’en fis en riant l’observation.

— Ah! oui! dit de Rouvray, en répétant lepropos tenu dans cette circonstance par lecadet du héros de l’aventure: «Ce n’est rien,c’est mon frère, le duc de Bellano qui… dé… goise!…»

Ce souvenir nous mit en belle humeur.Nous rencontrâmes — c’était inévitable —un grand nombre de connaissances. En entrant au Bois les chevaux prirent le pas.

Le zouave se mit à chanter, — Dieu saitcomme!

— C’est trop fort! dit de Rouvray.

— Il pourrait en effet le prendre plus bas,dit Girard.

De Rouvray mit la tête à la portière et priele cocher d’imposer silence à son compagnon.

On descendit à la cascade pour prendre unrafraîchissem*nt. Girard, toujours plein de prévenances, fit passer par le garçon un bock pour le cocher, un autre pour le zouave.

— Girard, mon ami, dit de Rouvray, jecrains bien que tu ne sois trop généreux.

Les bribes d’une conversation fort animéeparvenaient en même temps à nos oreilles.C’étaient nos deux hommes qui se prenaientde bec.

— Je t’ai dit la caserne du prince Ugène!criait le zouave.

— La porte en face! répondait le cocher.

— Les amis vont se taper, dit à mi-voix Girard.

Nous reprenons nos places dans le landau.De Rouvray donne mon adresse. Girard etson ami veulent bien nous accompagner encore.

Arrivé devant ma porte, de Rouvray payela voiture, et donne au cocher le pourboire.Mais celui-ci fait la grimace:

— Merci! dit-il. Cinq personnes!…

— Comment, cinq personnes!… Nous nesommes que quatre.

— Eh bien? Et le zouave?

— S’il vous plaît?…

— Dites donc, bourgeois, si vous croyezque c’est agréable de se balader deux heuresavec un particulier qui m’a mis mon siègedans un état!…

Une pensée troublante traverse l’esprit deRouvray. Girard, son ami et moi, partonsd’un grand éclat de rire.

Le zouave avait été mis sur notre compte!

Je n’ai pas besoin de dire que le cocher l’a fait descendre plus vite qu’il n’était monté.La porte s’est refermée sur nous, tandisqu’un rassemblement commençait à se former devant la voiture, le cocher bousculantle zouave, en le traitant de «galvaudeux» etle zouave répétant au cocher, de sa plusdouce voix:

«Quand j’te dis: À la caserne du princeUgène!»

XX

RENDEZ-VOUS À L’EXPOSITION DANS LE SALON DU DUC JEAN. — L’INTÉRÊT QU’IL PREND AUX DÉCOUVERTES. — UNE DOUBLE SOMME. — ATTENTIONS AIMABLES. — CURIOSITÉ DU DUC POUR LES PHÉNOMÈNES SUPRA-SENSIBLES. — L’EMPEREUR NON MOINS CURIEUX DES MÊMES FAITS.

Quand nous devions nous rencontrer àl’Exposition universelle, nous nous y rendions isolément. Le duc avait un salon turcspécial, où je le retrouvais chaque jour à lamême heure. Il y apportait souvent desnotes, pour dérober le moins de temps possible au travail. C’était avec un plaisir extrême qu’il examinait, dans les plus petit*détails, les objets d’art, les procédés de fabrication étrangère, les machines, particulièrement celles qui présentaient une applicationnouvelle de l’électricité. Plusieurs fois je l’aivu dessiner des pièces mécaniques, et notersur ses dessins certains points, au sujet desquels il avait ensuite avec les exposants desentretiens prolongés. La question des aérostats l’intéressait non moins vivement. Il avaitune collection considérable de gravures, représentant des ballons de toutes formes.

— Après tout, lui disais-je, c’est toujoursde la toile avec du gaz dedans!

Mes réflexions scientifiques avaient le donde le mettre de bonne humeur.

Une fois, il me fit voir un tissu tellement«contractile» que… ma foi, je ne me souviens plus de ses propriétés, mais c’étaitquelque chose qui aurait pu bouleverser lemonde. J’ai su depuis par le duc lui-même «que cette prétendue invention était la plusvaste blague qu’on eût encore tenté defaire.»

Dans un de nos rendez-vous au salon turc,je m’étais endormie, en l’attendant. Je ne sais quel bruit léger me réveille. Je vois le ducdans un fauteuil, ronflant à s’égorger. Trèsétonnée, je ne fais aucun bruit, et m’amuseà faire avec un jeu de cartes minuscules, quise trouvait sur la table, une patience qui nedure pas moins d’une heure. Le duc se réveille et se met à rire.

— Tu dormais de si bon cœur, me dit-il,que je m’en serais voulu de te tirer de tesdoux rêves.

— Et vous avez ronflé d’un tel appétit, queje me serais fait une conscience de troublervotre repos.

C’est l’unique fois que je l’aie vu dormirdans la journée.

Du reste, comme j’ai eu déjà l’occasion dele dire, il adorait ses aises, mettait volontiersles pieds sur la chaise, qui se trouvait devantcelle où il était assis; et protestait souventcontre la tyrannie des gilets incommodémentfermés. D’appétit très modéré à ses repas, ilavait quelquefois des fringales. Alors il achetait chez le premier boulanger venu un petitpain qu’il fourrait dans sa poche et grignotait tout en se promenant. Jamais de sucreries; il détestait les fadeurs, et me réservaitdes friandises, qu’il venait le soir m’apporterdans ma chambre, au Palais. S’il n’était paslà, fruits et bonbons attendaient sur la tablede nuit.

C’était pour lui un supplice de se rendreaux Tuileries les jours de réception: il nedissimulait pas l’ennui que lui causait ce qu’ilappelait «les mômeries de l’étiquette». Onpouvait deviner qu’il aimait et craignait l’Empereur, dont il jugeait les opinions avec unerespectueuse liberté, — je ne parle pas desactes politiques qu’il s’était fait une loi de nejamais discuter.

Esprit éminemment pratique, indépendant,il avait néanmoins une tendance à croire, jene dirai pas à la magie et aux sortilèges, maisà la réalité de certains phénomènes, d’unordre supra-sensible — c’est de lui que je tienscette expression. Les expériences de Hume, lefameux médecin qui fit tant de bruit sous l’Empire, qui modifiait, dit-on, à volonté, la température d’un appartement, faisait apparaître une main chaude et tangible, et s’élevait sansaucun secours à une certaine hauteur, l’intéressaient, comme bien d’autres, au suprêmedegré. «Il y avait là des choses qu’il ne s’expliquait pas.» Je l’ai entendu discuter longuement sur les questions du spiritisme,alors très à la mode, et réfuter avec chaleurles objections tirées de la possibilité dequelque charlatanisme dans la matière.

Plus tard, il prit un intérêt non moins vifaux séances du magnétiseur Banoti. Je doisdire néanmoins que la foi du duc fut sensiblement ébranlée par certaine réflexion degros bon sens, que fit un jour, chez moi,Jules de Larny, causeur aimable, un peusceptique.

— Mais enfin, lui demandait le duc, comment expliquez-vous que de l’eau claireprenne dans la bouche d’un sujet endormi telgoût qu’il convient au magnétiseur de luicommuniquer, celui du marasquin, parexemple, du cognac ou du curaçao?

— Comment me prouverez-vous, monsieurle duc, que le sujet endormi sent réellement dans son palais le goût du curaçao, ducognac ou du marasquin?

— Ma foi, répond le duc après un silence,j’avoue que je n’ai jamais pensé à cela!

— J’inclinerais à croire, dit quelqu’un,qu’il y a là une sorte de sujétion, un compromis entre le magnétiseur et son sujet.

— Et peut-être, hasarda un autre, un compromis entre le palais du sujet et le sujet lui-même?

Ce fut, à ma connaissance, la dernière foisque le duc Jean parla magnétisme.

J’ai entendu dire par des familiers de lacour que l’Empereur lui-même avait une tendance à ajouter foi à certaines circonstances,à certains pressentiments, voire à une simpleexpression qui le frappait dans une lecture.Il s’en cachait un peu, d’ailleurs, et sans chercher à faire de la bravade, plaisantait volontiers sur les propriétés fatidiques du nombre 13et du vendredi. Le ton doucement railleurqu’il affectait, quand la conversation tombaitsur ces matières, n’était pas toujours du goûtde l’Impératrice. Bien qu’usant d’une convenance parfaite, l’Empereur semblait prendreun malin plaisir à contrarier sur ce point lessusceptibilités féminines d’une éducation trèsespagnole.

Ces piqûres amusaient le duc: il en causaitsouvent en petit comité. C’était là, du reste,qu’il aimait à se mettre à l’aise.

Très entier, presque brusque, il haussaitles épaules pour une simple divergence d’opinion, lui refusant l’honneur de la réplique,mais s’il rencontrait une objection crânementposée, il reprenait la discussion, sur nouveauxfrais et avec un grand calme, employant toutce qu’il avait de persuasion à ranger à sa causeson contradicteur. Ce qui était dur en lui,c’était l’écorce; la moindre entaille révélaitune grande délicatesse de procédés.

XXI

APRÈS LA GUERRE. — EN ANGLETERRE CINQ SEMAINES AVEC LE DUC. — COUP DE TÊTE ET COUP DE COLLIER. — EN SUISSE: PROMENADE SUR LE LAC DE GENÈVE.

Ma liaison avec le duc Jean dura quelque temps encore après la guerre! Il était très libéral,je dépensais beaucoup. Quand on me chassa de mon petit hôtel de la rue des Bassins,je devais deux cent mille francs.

Les événements l’avaient péniblement affecté.

Il se trouvait alors, il m’écrivait souvent,me donnait les plus affectueux conseils, et bien que très abattu lui-même, relevait mon courage:

15 septembre 1870.

«Chère P. Je reçois ta lettre du 7 à l’instant,je ne sais comment elle m’est parvenue deFlorence! J’ai pu arriver ici avec assez depeine en passant encore par la France. Je suisen famille depuis quelques jours. Les désastressont grands, mais ils ne m’étonnent pas.Je n’ai aucun projet encore; impossible d’enfaire avant quelques jours; il faut attendre lerésultat de l’attaque de Paris. Depuis deuxjours nous n’avons plus de communication!Je ne sais donc si cette lettre te parviendra.Ma tête est bien, mais je souffre assez desjambes. Depuis quelques semaines, que d’événements!Quand même, il faut espérer. J’ai vutrop de malheurs depuis quelque temps pourn’être pas devenu d’un grand calme! Talettre m’a fait grande joie, ma pauvre chère P.

» On m’a retenu même mes chemises à Paris où tout est sous séquestre. Cela me touche peu.

» Je t’engage à aller en Angleterre vivre dans un coin pendant quelques semaines, attendre que l’ouragan actuel passe. Il faut du calme et de la patience, et attendre. Cela ne peut être long. Écris-moi souvent et donne ton adresse exactement……

» Je suis bien pauvre, très navré, mais nullement abattu. Je souffre pour le pays, bienplus que pour moi! Qu’importe après toutpour soi! la vie est peu de chose; mais il fautlutter tant que c’est possible. Espérons toujours en des temps meilleurs. Écris-moi jet’embrasse très fort.»

28 octobre 1870.

«As-tu pu sauver tes affaires?

» Les nouvelles de Paris ne sont pas bonnes.Je crains des complications et des troublesavant l’hiver. Mets tes affaires à l’abri, si tupeux. C’est prudent. Écris-moi. Cela n’ira pluslongtemps en calme chez moi.»

Lundi 10 janvier 1871

«Je sais combien tes affaires te tourmententet je crains que tu ne fasses pas ce qu’il fautpour en sortir. Un peu de sagesse, ne serait-ce que de moins dépenser! Aujourd’hui tout t’est difficile. Quand je songe que pour lemoindre déplacement il te faut peut-être15 ou 20 mille francs!»

3 février 1871.

«L’autre jour mes pauvres domestiques etpiqueurs de Meudon, où ils avaient été faitsprisonniers, ont été renvoyés ici à Mayence!Cela m’a rappelé nos jolies chasses. J’ai bienpensé à toi.»

10 novembre 1871.

«Tu sais qu’à Rome il y a des chasses aurenard superbes!… Tu aimes les petit*chiens, l’un est une délicieuse petite bête, jem’occupe d’elle aussi à présent dans mesenvirons: ce sera facile.

» Réponds-moi… Cela me fait toujours sigrand plaisir! D’abord ton papier a tonodeur! Si on pouvait avoir quelques jours deplaisir et d’oubli ce serait bien bon. Il faitsi beau!»

28 août 1871.

«Probablement dans quelques jours j’irai àLondres pour deux ou trois semaines, pas plus, et c’est une corvée d’affaires qui me contrarie. Je déteste Londres, et n’y ai que demauvais souvenirs.»

De Paris où il vint passer quelques jours,il m’écrivait, pour me donner rendez-vous:

«J’aurais grand plaisir à te voir, mais où?that is the question? Chez moi, impossible.Chez toi, cela me répugne un peu, cethôtel… Tu comprends? De plus je suis trèssurveillé, quoique simple bourgeois, et lapresse s’occupe souvent bien ennuyeusem*ntde ce que je fais. Pour rien je ne voudrais tecauser des embarras avec ceux que tu voisou dans tes affaires. Le mieux est d’aller cesoir au Bois de Boulogne. Il fait si chaud. Siune promenade te convient, je pourrai êtreà huit heures et demie devant le Jardin d’Acclimatation et t’embrasser, causer en tepromenant. Réponds.»

Puis c’étaient des moments où la jalousiereprenait le dessus. L’homme apparaissaitalors avec l’amertume de ses réflexions, larigueur de ses résolutions…

1871.

«Allons! puisqu’à présent il n’y a plus desituation possible, il faut en finir et te direadieu. Je pourrais te reprocher ton manquede loyauté, — mais passons. Il faut tout terminer à la fois pour n’y jamais revenir. Jeregrette que nous n’ayons pas d’intermédiaire pour régler les petit* arrangements deta maison ici, de Paris.»

Mais le repentir suivait de près la colère,et c’étaient alors des conseils d’ami, unesollicitude que je qualifierais volontiers depaternelle:

«Voyons, ne t’abandonne pas: il faut ducourage et de la raison. Je t’assure que jesuis assez embarrassé moi-même, mais ilfaut lutter. Diminue tes dépenses tant que tupourras…

» Dis-moi ce que tu fais, comment tu vas?qu’est-ce que ces douleurs que tu as? la joliefigure enflée, mais cela me désole. Je suisassez occupé, quoique bien seul et triste, tule devines. Je voudrais bien aussi te revoir; quand? où? les derniers événements me forcent à une certaine prudence dans ma viequi est horriblement espionnée. Mais après toutje suis entêté et persévérant.»

«Je crains des ennuis pour mon voyage.Enfin — the spirit is good, d’abord parce queje t’aime beaucoup, et ai grande envie det’embrasser, et enfin parce que mes affairesvont un peu moins mal. Le temps est affreux: de la neige depuis dix jours, un froidde loup. Le travail seul me distrait.

» De tous les côtés il n’y a que deuil et misère. Enfin, enfin, il faut bon courage. Cesjours de fin d’année, gais pour tout lemonde, sont bien tristes! J’ai cependantfait venir mon petit de la pension où il travaille bien.»

«Souvent j’ai pensé à tout ce que j’aime embrasser rue des Bassins, du haut en bas: cesidées ne sont pas bonnes en voyage où celafait rêver. J’espère que tu vas bien, que tu estoujours jolie… je ne dis pas sage. Au beausoleil d’Italie je n’ai pas vu de jolis cheveux dorés comme ceux que je connais. Malgré lemal que ces dames se donnaient avec lesmodes actuelles, elles en avaient souvent dedeux couleurs.»

Londres, 23 décembre 1871.

«J’ai été en effet bien occupé à mon arrivée,et je le suis encore souvent peu agréablement. Vendre ma maison, vendre tous mesdébris, déménager une partie en Suisse, toutcela est plus qu’ennuyeux. Je ne puis rienfaire actuellement pour la statuette, malgrétout mon désir de l’avoir: nous verrons cela,quand j’aurais fini avec mes objets, du restecela ne presse pas.

» Ce que tu me dis me fait de la peine. Allons!j’espère bien qu’il te reste un peu de bonnevolonté pour t’amuser. J’ai entendu dire quetu étais charmante à un bal, ce qui ne m’apas surpris, cela t’est facile. Ce qui doit t’ennuyer, c’est d’être brouillée avec plusieurs detes anciennes amies. Il y en a une que jeregrette pour toi.»

Son inquiétude pour ma sécurité se trahissait dans chacune de ses lettres. On ne pouvait prendre trop de précautions pour sauvegarder son avoir: ce qu’on avait endurén’était rien peut-être en comparaison des catastrophes que nous réservait l’avenir.

3 juillet 1871.

«J’ai ta lettre de vendredi. L’adresse m’acausé plus de plaisir que le contenu. Vraiment tu es superbe et complète, quoique charmante. Mais ne parlons plus de ce mauditLondres! Je crains que ton cœur ne soitmeilleur que ta tête et ton caractère.»

7 août 1871.

«Dans quelques jours, si cela s’arrange, etquand j’aurai mes maudites réponses, j’espère t’envoyer quelques balles. Ce pauvreParis! tout ce qui m’en revient est bien triste.Écoute un conseil sérieux: prends tes précautions, mets tes affaires précieuses à l’abri, ilest insensé de tout laisser chez toi, surtout lesbijoux. C’est avant l’orage qu’il faut s’abriter;il y aura de grandes difficultés, tâche qu’ellesne te surprennent pas. Aussi paie le moins possible, mets en sûreté le plus possible, etcrois que des événements ne sont pas loin.»

«J’ai des affaires qui ne marchent pas, oumarchent mal. Il n’est cependant pas impossibleque j’aille pour quelques jours sur le bordde la mer. L’eau froide lave les ennuis, et alors,je tâcherai de te voir. Restes-tu à Paris ou àMaisons par cette chaleur lourde? Ce n’est pascommode de se voir en France, où j’ai tousles désavantages de l’évidence sans les bénéfices. À ce point de vue, il n’y a pas à regretter ton absence pendant mon dernier séjour.»

22 novembre 1871.

«J’ai aussi peu d’agrément que toi, seulement je suis malade et trouve que la sonnettedu médecin est aussi ennuyeuse que celle descréanciers. J’ai repris mes maudites fièvres.De jour en jour je veux partir et j’ajourne.»

«J’ai écrit hier un mot à A. Le brave garçonfait toujours la même chose: il m’écrit pourvenir, je lui dis: Oui, avec plaisir. Alors, ilrépond pour ajourner. Il est probable qu’il viendra me voir à Londres, et cela me feraplaisir. Je l’aime beaucoup, fais-lui mes amitiés.»

11 décembre 1871.

«Ta lettre m’a fait de la peine, elle ressemblepeu à celles que tu m’écrivais de Cabourg.Te savoir souffrante et malade me chagrinebeaucoup. Moi-même, je ne suis pas bien dutout. J’ai des douleurs. Nous avons un tempsaffreux, de la neige, dix degrés de froid: lanature est aussi attristante que le reste.

» Tu es bien bonne de me demander mes projets. Tu sais bien que jusqu’à l’ouverture deParis, il n’y a absolument qu’à attendre. Tu nepenses pas que j’aie été à R.?… Ce sont d’absurdes cancans de domestiques. Il est très probableque j’irai dans le mois de janvier en tous cas enBelgique, et que je pousserai jusqu’en Angleterre, où j’ai des affaires à terminer, pourvendre une partie de mes propriétés ici. Vouloir tisser des projets est insensé aujourd’hui.C’est impossible. Vivre aussi tranquillementque possible, se préparer, c’est tout ce que jefais. Tu sais par expérience que j’ai toujours été aussi utile que possible pour toi. J’ai unefaiblesse qui dure toujours pour la P. Jel’aime bien, j’y pense, et la reverrai dansquelques semaines si le mal ne me gagnepas, mais je me soigne et lutte tant que jepuis. Il n’est pas facile de m’abattre tout àfait, et j’ai de la volonté et de la prévoyance;mais il est des événements au-dessus de touteforce…

» Je t’aime bien franchement, crois bien quece n’est pas de la froideur. Il faut que je metienne à quatre souvent, pour ne pas me hâterplus qu’il ne le faut d’aller embrasser machère P. chérie!»

Après 70, j’étais partie pour Londres où leduc devait me rejoindre incognito. Je louaià Governor-Hôtel, où je retournai d’ailleurslors de mon expulsion, un vaste appartement.Un matin, le gérant vient me trouver et dit:

— Vous êtes mademoiselle Cora Pearl?

Je lui réponds:

— Qu’est-ce que cela peut vous faire?

— Je ne puis vous garder.

— Mais, j’ai payé un mois d’avance pouroccuper le premier.

— Ceci reste acquis.

C’est comme ça en Angleterre.

Force m’était de me mettre en quête d’unautre hôtel. C’est ce que je fis. Seulement jene payai pas d’avance. Le duc arriva huitjours après, mais cette fois, ce fut lui qui nevoulut pas loger dans l’hôtel: il y avait desAllemands au rez-de-chaussée. Il prit unemaison complète. Cinq semaines, vingt-cinq mille francs.

Je cherchais à le distraire autant qu’il étaiten moi, mais n’y parvenais guère; les événementsl’avaient douloureusem*nt frappé. Sonfront était soucieux, et le mien endommagé.Voici la cause de cet accident, qui a laissé surle haut de ma tête une légère marque à laquelle on pourrait me reconnaître si je venaisjamais à me perdre.

Je chassais à Brighton. Une barre fixe setrouvait devant moi. Je veux la sauter, jetombe de cheval et me casse le front. Mais jeréfléchis qu’il se fait tard, que le duc m’attend, et qu’en mettant au galop mon cheval,je puis arriver à l’heure pour le train. Je nefais ni une ni deux, et me remets en selle. Cecheval est le dernier que j’aie eu. Il m’avaitété donné deux fois par deux personnes différentes. Arrivée à la station, je l’ai laissé, etj’ai pris le train.

C’est charmant en Angleterre, en trouvetoutes les commodités pour mettre en consigne un cheval dans une gare, comme on meten France des lapins.

Après ces cinq semaines, passées à Londresavec le duc, nous allâmes ensemble en Suisse.

Il me proposa une promenade en bateau.Nous étions à quelques mètres environ del’endroit où nous avions embarqué, quandnous nous croisâmes avec quelques jeunesgens qui regagnaient la terre.

— Tiens, fit l’un, en montrant le duc à sescamarades. Regarde-le donc, c’est lui!

— Il a oublié son grand sabre! fit un autre,

Ces grossièretés à brûle-pourpoint fontmal. Si l’un de ces voyous eût été encore à maportée, je l’aurais souffleté de bon cœur.

Le duc n’a rien dit.

C’est sur ce beau lac, pour la première foispeut-être, que je me suis sentie heureused’être son amie.

La promenade terminée, quand nous avonsdébarqué à notre tour, les mêmes individus,tout en se tenant à une distance respectueuse,se sont mis de plus belle à lui prodiguer lesinjures. Le temps était pur, le lac limpide, leduc très calme, et j’avais pris son bras.

J’extrais d’une volumineuse correspondance du duc, un certain nombre de lettresqui intéresseront, je crois, par les réflexionsqu’elles renferment et les sentiments qu’ellesfont paraître.

Londres, 1er janvier 1872.

«Je ne t’ai pas répondu plus tôt, voulantt’envoyer tes étrennes avec ma lettre. Je t’envoie de l’argent, ainsi que tu le préfères, regrettant de ne pouvoir faire plus. Mais lestemps sont durs, et mes affaires pas encorearrangées.

» J’ai souvent entendu parler de toi. J’espère que tu t’amuses; après tout, il faut passer son temps le mieux possible; ne donne pastrop de dîners!

» Londres est toujours peu agréable, moinsennuyeux cependant en hiver que pendant lasaison. J’aime toujours avoir de tes nouvelles,ma belle chérie. Si je n’écris pas plus souvent, c’est que je voudrais t’envoyer de quoite rendre heureuse, et que cela ne se peut pastoujours. Je t’embrasse bien. L’année quicommence sera difficilement plus mauvaiseque celle qui finit! Il est tard et je veux quema lettre et son contenu partent le 1er. Aumilieu de tout pense un peu à moi.»

» Enfin une lettre de toi, hier! Ce n’est pastrop tôt! Je croyais que tu n’écrivais plus… Jeserai à Paris le 22 au matin mardi, et j’ai sienvie de t’embrasser que je viendrai de suitechez toi, après avoir voyagé la nuit.

«Il paraît que tu aurais mieux fait de ne pasjouer à Bade. Une jolie perle comme toi nedoit pas aller au tapis vert, tu as un autretapis où tu es sûre de gagner. Enfin je trouvele temps long et me réjouis beaucoup de te voir… Il paraît que je resterai toujours plusjeune que mon âge, oui, mais seulementquand je pense à certaine perle bouclée qui abeaucoup de charmes.»

17 février 1872.

«Je t’envoie les petites boucles en diamantque tu désires, et c’est du désintéressem*ntchez moi de t’aider à te faire belle sans enprofiter. J’aurais préféré te les remettre,mais puisque tu les désires, je te les envoiepar la poste.

» As-tu été naturellement voir la pièce deM. Sardou qui fait tant de bruit: Rabagas?Est-ce joli?»

Rome, 25 mars 1372.

«Je ne puis faire d’ici ce que tu désires, tudois le comprendre, malgré tout mon désir,ma belle et adorée P. Ne pleure pas: ilfaut une grande patience; mais l’avenir s’arrangera. En tout cas, il ne faut pas désespérer!

» Ici je ne sais pas combien je resterai. Il ya beaucoup de monde; il est très difficile de se loger; ce n’est pas commode, et tu t’y ennuierais bien vite. Mes seules distractionssont les grands souvenirs et les monumentsde cette ville quand j’en ai le temps.»

27 août 1872.

«Comment! avec une si belle mer à traverser, tu as été malade! Quant à moi, le bonbaiser que tu m’as donné sur le bateau m’aporté bonheur, et je suis très bien arrivé àOstende…

» Je vois avec peine tes embarras constants, tu trouves que je n’ai pas été assez aimable et généreux!»

4 septembre 1872.

«Ta petite lettre m’a fait plaisir. Tu es enfêtes, courses, etc… Quant à moi, je viscomme un sauvage dans les montagnes. J’avoue que je pense souvent à tout ce que j’aimeembrasser… Oui, tu sais que ta force estdans ma faiblesse vis-à-vis de toi. Écris-moiencore ce que tu deviens.»

Mars 1873.

«Le souvenir est charmant et m’a fait grande joie: viens le voir souvent, pour t’assurer où il est. Sais-tu que tu écris des motscharmants? J’aurais voulu te dire tout cela,t’embrasser!

» Ta lettre n’est toujours pas retrouvée. Ilest vrai que celles de l’avenir me préoccupentencore plus que celles du passé. Souvent letemps est long, ma belle perle bouclée,quand te verrai-je? Tu sais ce qui t’attendquand tu viendras. Tout dépend de toi.»

11 juillet 1873.

«Enfin, ma belle Pearl, j’ai eu de tes nouvelles. Je ne t’ai pas répondu de suite, nepensant pas que ton retour pût être fixé àjour fixe. De Paris, où j’ai passé trois semaines, et où je suis libre d’aller enfin, je net’ai pas écrit, ne sachant pas où tu étais. Jesuis charmé que ton voyage t’ait amusée;j’espère qu’il t’aura été profitable à tous lespoints de vue. Que comptes-tu faire? rentrerà Paris? À Maisons? Ou voyager encore? Peut-être mes affaires me forceront à faire unecourse en France bientôt. Écris-moi donc tu seras? Malgré certaine satisfaction, j’ai encore souvent de bien grands ennuis. Je net’écris pas de détails, les lettres étant très probablement ouvertes, et je veux éviter les cancans et bavardages.»

Nyon, 14 août.

«Si tu t’ennuies, je puis t’en offrir autant,je n’ai que des affaires pour me distraire, etelles ne vont jamais comme je le voudrais!Cependant, j’entrevois que je serai plus libreet que j’aurai le nerf de la liberté, ce que tuappelles avec tant d’accent, quand tu es encolère, le maudit arrrgent!»

Septembre 1873.

«Arrivé depuis quatre jours, je me suis ennuyé, j’ai passé par la colère et un grand mécontentement de ton absence et de ton silence.J’allais repartir… Vilaine Perle que j’aimebeaucoup: je flaire bien des mensonges.Pourquoi? avec moi?… Je ne suis plus un enfant: nous sommes réciproquement bienlibres.»

5 septembre 1873.

«Merci des photographies. Elles m’ont fait grand plaisir, et j’ai regardé ta jolie frimousse. Celle en robe blanche surtout estcharmante. Elles sont arrivées dans un bonmoment, je suis d’une humeur de chien,ayant encore attrapé des fièvres en Corse. Jeme soigne et espère qu’elles vont disparaîtregrâce au bon air. Au fond, j’ai grande enviede faire une course à Paris. Je te félicite devoir le brave S… C’est un des amis que j’aimele mieux, et que je vois avec le plus de plaisir!Aussi, si je viens, on dînera et jouera aubillard. À propos! Où as-tu mis le billard?Au rez-de-chaussée, je suppose? Je t’embrassefort. Ne dis à personne que tu as de mes nouvelles,je t’en prie.»

Dieppe, 1873.

«J’ai changé un peu mes projets. Il étaitdifficile de rester à L’île de Wight pendant lagrande revue: mon yacht attirait trop l’attention. Je me suis décidé à venir ici, où je tepropose de venir passer deux ou trois jours.Les environs sont jolis: il n’y a pas encorebeaucoup de monde, et j’espère qu’avec de laprudence, nous ne serons pas trop gênés. Il ne faut que quatre heures de Paris à Dieppe. Jete propose de partir demain dimanche à uneheure; tu arriveras à quatre heures cinquanteminutes. Les hôtels sont l’hôtel Royal oul’hôtel Bristol. Pour ne pas attirer l’attentiondonne le nom de mesdemoiselles P. Vous passerez pour des sœurs. Si tu arrives demain,je pourrai passer la soirée avec toi, quant àla nuit, il faudra prendre des arrangements.»

4 août 1874.

«J’avoue ma chère P. que ta lettre demardi m’a fait de la peine et beaucoup vraiment. J’espère que tu reconnaîtras toi-mêmecombien ce que tu m’écris est injuste. Réfléchis:tu connais la vie. Eh bien, as-tu trouvébeaucoup d’hommes aussi empressés quemoi à t’être utiles et agréables? Je ne parlepas seulement quand j’étais riche et puissant,mais depuis quelques mois même, que le sortne me gâte pas! Et toi?… Qu’as-tu fait à L…Mais ne parlons pas de choses désagréablesencore pires écrites que dites, parce que cescoquines de mauvaises lettres vous laissent des journées sous de tristes impressions,tandis que près de toi un bon baiser peut toutguérir!»

Londres, 1874.

«Je suis au milieu d’affaires, que je ne débrouille pas encore: il me faut quelques jourspour me retourner et asseoir mes projets. Situ viens, une installation dans une maisonparticulière, dans un bon quartier, où tuseras nourrie, est certes ce qu’il y a de mieux.Nous verrons quand il faudra faire ce petitvoyage qui me rendrait bien heureux. CeLondres est affreusem*nt ennuyeux. Je regrette presque mes montagnes. Je me dépêche tant que je puis pour avoir un peu deliberté, me débarrasser de bien des ennuiset… le nerf de la guerre et même de la paix,tu sais ce que c’est?…

» Tu es toujours jolie, n’est-ce pas? Ne boispas trop de bouillon, cela fait engraisser, etta jolie taille en souffrirait.»

2 septembre 1874.

«Comment, ma chère P. une lettre de toi que l’on me renvoie de Paris! Je croyais quetu m’avais tout à fait oublié, et je t’avoueraique j’étais peu satisfait du paquet que M.X…m’a apporté. Quand je faisais beaucoup pourt’être agréable, me dire et m’écrire que c’était tout, c’était se moquer de moi. Il étaitplus simple de dire que tu voulais garder lepaquet que de m’écrire que tu les avais brûlées et me blaguer. J’ai cependant toujoursgrand plaisir à me souvenir de toi.»

1874.

«En face du devoir il n’y a pas à hésiter!Je me décide contre toi, contre moi, pour cequi est nécessaire. Mes motifs, tu les comprends. J’ai une vie de travail, qui ne doit pasdégénérer par la dissipation, ni se laisser dominer par le plaisir. Tu es toujours été charmante, et tu me plais beaucoup, mais avec letemps tu sentiras que je ne puis agir autrement. Je t’envoie un dernier cadeau, quipourra t’être utile. Je ne te verrai pas dequelques jours, mais plus tard, je te serreraila main et t’embrasserai avec grande joie situ veux, ma chère Cora.»

XXII

UN CHASSÉ-CROISÉ DE DUCS. — LE DUC JEAN ET LE DUC D’HACOTÉ. — AFFRANCHISsem*nT INSUFFISANT: CONSÉQUENCES. — ADALBERT INTERVIENT.

Je n’étais plus avec le duc depuis 1874. Jem’étais rendue au Cirque d’Hiver avec laBlandin pour applaudir Zoé Dupont, qu’onavait surnommée la Grande Latte. Je dois direqu’elle manqua complètement ses exercicesce soir-là, et que je m’ennuyai presque aussifort que j’avais applaudi. Ce n’était pas peu!

En sortant du Cirque, je vois le secrétairedu duc. Il me dit:

— Je me promène.

Il n’y avait pas de mal à ça, sans doute: un secrétaire a bien le droit de se promenercomme un autre homme, fût-ce au besoindans une armoire. Toutefois, je pensai enmoi-même:

— Il m’espionne!

La Blandin s’associait à ma réflexion tacite.Elle me dit à mi-voix:

— Il vous surveille.

Je montai en voiture: et le secrétaire continua de faire les cent pas sur la place.

Aussitôt rentrée, j’écrivis, tout à la hâte,un mot à Zoé, la priant de me dire «si le ducassistait la veille à la représentation. Celam’intéressait.»

Le lendemain, mon intime accourt chezmoi comme une furie.

— Qu’est-ce que ça signifie? m’écrire, àmoi? Avoir le front de me demander que jela renseigne? Moi?… Ah! mais non!… Ah!mais non!… Ça ne se passera pas comme ça!

Je ferme ma porte à clé, en entendant cescris. Je la laisse pérorer à son aise.

— Parlez-moi de ça! À la bonne heure!Voilà les amies! Au moins, celle-là, elle est franche! Elle n’y va pas par quatre chemins.Elle vous prie de lever la jambe pour vouscouper l’herbe sous les pieds! Faut-il queje dise au duc bien des choses de ta part?Tiens! C’est une idée!

Tout cela dans l’escalier.

Zoé partit, donnant un coup de porte àébranler la maison. La concierge, qui n’étaitchez moi que depuis huit jours, la prit pourune folle. Je lui dis que c’était une écuyère,mais elle était trop troublée pour saisir ladifférence.

Que fait ma bonne petite Zoé? Elle met lemot que je lui avais écrit, dans une lettrequ’elle envoie au duc d’Hacôté. La lettrearrive à la garnison du duc. On la refuse,faute d’affranchissem*nt. Pourtant, si l’onn’admet là que les lettres timbrées, il mesemble que celle-là… Mais je n’ai pas la parole:je n’ai jamais économisé un sou.

«Conformément à la loi», comme le mentionne, dans les cas analogues à celui-ci, l’imprimé de l’enveloppe postale, le pli est ouvert; et comme mon nom et mon adresse sont les seuls indiqués dans la missive, lalettre revient à mon domicile, accompagnéede la gracieuse apostille de mon intime. Jefais publier ladite lettre ainsi que son commentaire dans un journal, par Delaroute. Lepublic n’avait pas moins droit que moi-mêmeà savourer l’atticisme épistolaire de la Grande Latte.

Amère parfois, je n’ai jamais été égoïste.

Nouvelle irruption chez moi de la fulminante écuyère. Nouvelle interdiction de maporte. Nouvel ébahissem*nt de ma concierge,tintamarre épouvantable, monologue et imprécations, mais plus dans l’escalier, cette fois;dans mon antichambre. Autant de conquispour cette pauvre Zoé.

J’avais grande envie de charger la police dusoin de mon repos et de la défense de maporte. Toujours bonne, la police prit les devants. Je fus mandée à la Préfecture.

Zoé Dupont, qui narrait fort agréablement,avait tout raconté à son duc, qui n’avait pasl’avantage d’être en communion d’idées avecle mien. Petites divergences politiques… D’Hacôté était au mieux avec Adalbert. Adalbert ne pouvait, en bonne politique, refuserde rendre les choses bien criminelles. Je suisallée deux fois à la Préfecture; la première,dans mon coupé; la seconde, dans un fiacre,dont le gouvernement m’a fait les honneurs.

En présence du représentant de l’ordred’alors, j’exhibe l’enveloppe, objet du litige.Il avoue ne plus rien comprendre; mais sondevoir est de sévir: il ne faillira pas à sondevoir. Je le prie par ses yeux si expressifs,par son front si pur, par sa fiancée si belle!Je le sens ébranlé: j’insiste. Mais il veut mefaire payer cher sa faiblesse et ma victoire. Ilme secoue au point que j’en sanglote. Enfin,il brûle tout le paquet, et me laisse partirtranquille.

Et tout ça, parce que j’étais allée bâiller auCirque! — Histoire de parapluies changés auvestiaire! Zoé croyait que je parlais de sonduc, quand je ne m’occupais que du mien.

XXIII

UN VRAI COMTE ARABE: KHADIL-BEY. — SA MAGNIFICENCE, SA DÉLICATESSE. — GRAND DÎNER: BARRU DEMANDE DU VINAIGRE. — RÉSÉDA CHANTE. — UNE ÉTOILE DE DIAMANT. — T’EN N’AURAS PAS L’ÉTRENNE!

Un des hommes les plus extraordinaires àmon avis, fut le vieux Khadil-bey. Il m’apparaissait comme un personnage des Mille et une Nuits. Son hôtel était splendide. Toutesles merveilles de l’Orient s’y rencontraient.Une serre féerique, des appartements enchantés. Il recevait, au printemps dans sonsalon; l’hiver dans son jardin. Pas un objetchez lui qui ne réveillât un souvenir, pas un meuble qui n’eût une histoire ou ne fût unecuriosité.

De tout l’hôtel le maître était bien la plussaisissante: mais il était une curiosité quicharme et qu’on aime. Majestueux dans toutesa personne, sa majesté n’excluait ni la grâceni l’enjouement. Il aimait en artiste et traitaiten grand seigneur. Il avait le culte du beausous toutes les formes, lui-même était un typede beauté, de bonté plus encore.

Rien d’étonnant que, plus que septuagénaire,il ait inspiré de grandes passions. Il étaitde ces hommes, — et ils sont rares, — qui seseraient crus déshonorés s’ils avaient, je nedis pas laissé paraître, mais conçu le moindremépris pour la femme qu’ils avaient accueilliedans leur demeure, et dont ils avaient tendrement et magnifiquement remercié le sourire.

Certes, si quelqu’un faisait grand, c’étaitlui. Il exerçait l’hospitalité comme devaientfaire les vieux patriarches. La reine de Sabaaurait trouvé dans sa maison, non moinssomptueuse que celle du divin Soliman, son lit et son couvert. Ce qui dominait surtout dans cet Oriental, si parisien pourtant,c’était, je le répète, la bonté. S’il était fastueux,il était plus généreux encore. S’il avaitla chance de posséder, faire plaisir aux autresétait toute son étude. D’ailleurs il était si riche,qu’il pouvait rendre heureux ses amis sanss’appauvrir pour cela lui-même. Je ne saiss’il avait assuré son hôtel: c’est probable.Dans tous les cas la Compagnie, signataire dutraité, devait brûler des cierges autour del’immeuble, tout en prenant bien garde auxflammèches.

Je me suis baignée dans cette vasque demarbre rose, j’ai dormi de longues heuressur ces divans, respirant le parfum des fleurs,et rêvant de demeures enchantées; et quandje me réveillais, la réalité m’apparaissait plusbelle que le rêve.

Un soir, avant de prendre le thé, le domestique prie les dames d’attendre quelques moments. Khadil-bey sommeillait. J’avise surune table une boîte de jouets. Il n’y avait pas,que je sache, indiscrétion à l’ouvrir, et j’ai toujours aimé à chercher la petite bête: cettecuriosité m’en a fait souvent trouver de biengrosses. La boîte renfermait toute espèce dejeux. Quilles, volants, dominos, raquettes.J’avais, depuis un temps immémorial, unefurieuse envie de jouer aux quilles. Sans plusde façon, je m’installe par terre et je joue. Jeme livrais depuis quelques instants à cet exercice, et, je l’avoue, avec assez d’ardeur, lorsque Khadil entre et reçoit, juste au milieu desjambes, la boule assez vigoureusem*nt lancée.Très contrariée de ma maladresse, je ramassebien vite les quilles et les remets en place.

— Emportez cette boîte, dit-il à un domestique. Ce fut toute sa vengeance.

On prend le thé, on cause.

Quand je rentre chez moi, le premier objetqui frappe ma vue, c’est la boîte. Toute sculptée en ivoire. Valeur 4,800 francs. Khadill’avait fait porter chez moi durant la soirée.Cela ne rappelle-t-il pas les royales munificences de Dagobert? Je n’aurais pas osé lui direpourtant que sa boîte m’avait donné dansl’œil.

Khadil-bey donnait de grands dîners, surtout aux membres du Jockey, au temps deBarru. Dans un de ces repas magiques, servisavec un goût et un luxe sans égal, Barru demande du vinaigre. Le domestique apporteun litre, et le place sur la table. Rire général.Fureur concentrée de l’homme d’État. Unservice d’argenterie énorme, et un litre!!…

Le même soir Réséda vint chanter La Femme à barbe, et T’en n’auras pas l’étrenne.Elle fut très applaudie. En France on est toujours galant. Quand elle eut terminé, Barrului offrit son bras, et parcourut avec elle lessalons.

Arrivée devant moi, elle s’arrête.

— Oh! les beaux diamants! dit-elle.

Je détache une de mes étoiles, et la metssur sa robe.

Barru murmure: «Souvenir de madametrois étoiles.» J’en avais davantage, mais,pour son mot, trois faisaient l’affaire.

Barru raconta la chose à Khadil-bey qui, dèsle lendemain, envoya à la chanteuse des boucles d’oreilles en diamant. Réséda demandasi c’était tout?»

À question, réponse. Le soir même, l’artistereçut vingt-cinq louis, prix ordinaire d’uncachet à domicile, plus un petit cadeau, avecprière de rendre les brillants de dix millefrancs, qui lui avaient été adressés par erreur.Il fallut bien s’exécuter: on le fit sans ostentation comme sans enthousiasme. Mais jamaisdepuis on n’entendit la diva chanter chez lenabab: «T’en n’auras pas l’étrenne

XXIV

DUMONT-BARBEROUSSE. — UNE POCHADE À LA PORTE-SAINT-MARTIN, PERSONNAGES: BARBEROUSSE, SCHALDER, LE COLONEL.

Ma liaison avec Dumont-Barberoussen’eut rien de bien extraordinaire au début.J’eus à me louer plus tard, et en maintes circonstances,de sa générosité.

Je lui ai bien des fois rappelé la singulièreanecdote de la Porte-Saint-Martin, et nous enavons fait souvent des gorges chaudes. Voicil’aventure.

Il se trouvait un soir au théâtre, dans uneloge, avec Hermance Schalder. J’assistaisaussi à la représentation, dans une simplestalle de première galerie. Près de moi, un vieux monsieur décoré, grosses moustaches,triple menton. Il avait dormi tout le temps,et s’était même donné le luxe de ronfler.C’était durant l’entr’acte. Une cause quelconque le réveille. Je l’entends grommeler.

— Sac… bon sens! — et ses yeux se fixentsur la loge où se tenait Dumont. Puis, il setourne de mon côté et me dit:

— Connaissez-vous cette particulière?

Je garde, autant que je le puis, mon sérieux, et lui réponds que c’est Schalder.

— Schalder? La femme du député? Belleparoissienne! puissantes machines! garçonintelligent! très intelligent!

Je cherche à lui faire comprendre queSchalder est une artiste, et qu’elle n’a decommun que le nom avec le grand industriel, dont il me parle.

— Ah! fait-il, en roulant terriblement lesyeux. Et le particulier?…

— C’est le comte Dumont-Barberousse.

— Eh bien! merci! reprend mon grognard,pas gêné, le Barberousse, pas gêné! Il l’embrasse comme du pain.

— Pas possible!

Le vieux dodeline de la tête et se rendortpour quelques minutes.

Un instant après, grands éclats de riredans la salle.

Second réveil du vieux. Cette fois j’avaisvu, moi aussi, et je riais comme tout lemonde.

— Parie qu’il est venu à la rescousse!

Et cela dit si fort que tout le monde setourne de notre côté.

Nullement intimidé devant les lorgnettesbraquées sur lui, le bonhomme se met àcrier, comme s’il commandait la charge:

— Bravo! les enfants! — Ne vous gênez pas!

J’ai su depuis que l’auteur de cette apostrophe était un vieux colonel en retraite.

Il a trouvé là son jour de gloire… et Dumont-Barberousse celui d’une fière retraite.

— À la porte, Barberousse! À la porteSchalder! Qu’il aille la becqueter dehors! —Qu’il prenne un fiacre! À la porte! à laporte!

Dumont tint bon quelque temps, mais ilfallut céder. Il sortit en saluant dans la salle,et au milieu d’un tintamarre devenu légendaire à la Porte-Saint-Martin!

XXV

COMMENT SE DÉCIDE UNE EXCURSION… EN SUÈDE. — CALVAT RENÉ ET GUSTAVE WASA. — UNE POINTE EN NORWÈGE. — UN MINISTRE ANGLICAN VIENT DEMANDER MA MAIN.

Je n’ai pas beaucoup voyagé, en somme.Le plus loin que je suis allée est en Suèdeavec René Calvat. La chose fut décidée àl’improviste.

C’était au commencement du printemps:nous avions pris rendez-vous à la MaisonDorée. René se trouvait être en retard. Touten l’attendant, je me mis à parcourir les journaux illustrés. Mes yeux se fixèrent sur unpaysage représentant une petite maisonbasse, située près d’un marais. Je ne sais pourquoi j’aurais aimé demeurer un jour danscette bicoque: je dis un jour, pas davantage.On était en mai, et, par une rare exception, ilfaisait une chaleur épouvantable. J’enviais lesort de trois bonshommes représentés sur lagravure, et qui faisaient paître des moutons,tout en soufflant dans leurs mains.

— Savez-vous ce que nous devrions faire?dis-je à Calvat, quand il entra dans le cabinet.

— Déjeuner, sans doute? me répondit-il.

— Bah! cela se fait tous les jours. Autrechose.

— Alors un extra…

— Extravagance, si vous voulez.

— Je ferai tout ce qu’il vous plaira.

— Eh bien, un petit voyage!

— Va pour un petit voyage! mais où?

— Ah! voilà! c’est un caprice. Vous trouverez peut-être que c’est un peu loin.

— Dites toujours.

— Non, devinez.

— Vous voulez aller à Nice?

— Oh! pour ça non! Dans cette saison il ya des fleurs partout.

— À Bade?

— J’en suis saturée.

— À Vichy?

— J’en arrive. Tenez! Regardez ce journal.

— «Bureau de rédaction rue Lafayette»,l’omnibus peut, au besoin, nous y conduire.

— Comment trouvez-vous ce paysage?

— En Suède! ah! J’y suis!… — Mais c’estque nous n’y sommes pas. — Enfin si ça peutvous faire plaisir?…

— Beaucoup.

— Eh bien, partons!

— Partons!

— Mais d’abord déjeunons.

Nous partîmes quatre jours après.

Le voyage agréait d’autant plus à René,qu’il y avait, disait-il, dans le pays de Bernadotte, des documents très utiles à consultersur le régime parlementaire en Suède. Lapolitique a toujours été le faible de cet excellent homme.

«Restait pourtant à savoir si les bibliothèques?…»

— J’espère, lui dis-je, que pour les quinzejours que nous resterons là-bas vous respecterez la noble poussière des bouquins…

Il me promit de ne consulter d’autrelivre que mon désir et le guide du voyageur.

— Ah! quel homme! s’écriait-il à peine arrivé, quel homme que ce Gustave! Ah! sij’avais été à la place de Gustave!

Il s’agissait de Gustave Wasa.

Je priai René de réserver son enthousiasmepour les heures plus solitaires du retour.

— J’allais vous le demander! me répondit-il avec son bon sourire.

En Norwège, où nous passâmes ensuite,Calvat fit la rencontre de toute une voléed’amis. En a-t-il dit de ces: «Comment çavous va?» qui lui étaient familiers!

Un jour, j’étais seule à l’hôtel. René s’étaitrendu au consulat pour savoir si une lettrequ’il attendait était arrivée. Le garçon frappeà la porte de ma chambre. Un voyageur désirait me parler.

C’était un grand blond, tirant un peu sur legris avec des cheveux filasse qui tombaientjusqu’à la nuque. Il me dit avec le plus grandcalme que son désir était de se marier, quel’occasion ne lui avait pas manqué, mais qu’iln’avait pas encore donné suite à ses projets,par scrupule religieux. Il avait le bonheurd’être anglican et ne pouvait se faire à lapensée de s’allier avec une luthérienne.

Je lui témoignai mon regret d’être si peuversée dans la matière théologique, et lui disde s’adresser de préférence à M.René Calvatqui lui donnerait peut-être des explicationsplus satisfaisantes.

— Oh! mademoiselle! me dit-il, j’aimemieux, à tous égards, tenir de vous mes renseignements!Ce n’est pas que je professe laplus sincère estime pour M.votre père, auxsermons duquel je dois en grande partie mavocation ecclésiastique, mais, sur cette question de pure conscience, je tiens essentiellement à connaître votre manière de voir.

Malgré moi je me mis à rire.

— Eh bien, poursuivit l’homme blond toujours très respectueux, si j’obtenais de vous,ne fût-ce qu’un encouragement, peut-être renoncerais-je à ce que d’aucuns appellent, bienà tort sans doute, une antipathie de clocher.Plaidez ma cause auprès du vénéré pasteur.Je connais son libéralisme, et vous confie lesoin de mon repos et de mon bonheur.

Cela dit, il me fit un grand salut, et se retira. Je demandai au maître d’hôtel quel étaitce fou? C’était, paraît-il, un ministre en voyage,un missionnaire des environs, pour le moment en villégiature à Stockholm. C’était lapremière fois qu’on prenait René Calvat pourun ministre.

Nous avons beaucoup ri du quiproquo. Nouspassâmes quinze jours fort agréables. Renéfut prodigue pour moi d’amabilité, de largesses: partout il faisait tuer le veau gras.

XXVI

LAMENTATIONS.

M. de Cathoyx était un cœur généralement incompris. Il tremblait toujours, quandil donnait la main. S’il eût parlé par gestes, ileût terriblement bredouillé. Il était alorsamoureux, amoureux en passant, de la Sarbenard. Il venait me voir avec Lassema quitrouvait, lui aussi, je ne sais plus trop pourquoi, matière à gémir.

Les infidélités se paient.

C’était un concert de pleurs: la maisonmenaçait de tourner au Jérémie. Un jourLassema exhalait plus que jamais ses plaintes.Catoyx, un ami, — on en trouve un peu partout, dans ces occasions-là — lui dit en s’enallant, de la porte:

— Vous souffrez? soignez-vous! Ricordati!…

XXVII

LE BARON DE BURNEL ET M. DE DAUBAN. — M. DE DAUBAN À MAZAS. — PROJETS INDUSTRIELS. — OBSESSION. — GARE LA CASSE! — AFFAIRE DUVAL

C’est au Bois que j’ai vu le baron deBurnel pour la première fois. Toujours sansle sou, mais ayant hérité de feu son pèred’une certaine disposition aux grandes entreprises commerciales, il cherchait en ce moment une affaire. La famille, après la mortdu père, avait été divisée par des questionsd’intérêt et de sentiments.

Un nommé M. de Dauban, qui avait été mêléà une exploitation du feu baron, s’était naturellement trouvé engagé dans les intérêts dela veuve, et livré, soit dans la maison même, soit dans d’autres tripotages, à des spéculations financières d’assez mauvaise odeur.

La baronne avait, paraît-il, des trésors d’indulgence pour l’ancien employé de son mari:elle avait fermé les yeux sur les agissem*ntsplus ou moins délicats d’un vieil ami. Lebaron-fils n’avait pas entendu de cette oreille.On a beau ne pas être administrateur, on estpropriétaire, de fait ou d’espérance, et l’onsent d’instinct où le bât vous blesse.

De Burnel n’eut rien de plus pressé qued’aller dénoncer M.de Dauban au Procureurde la République. Le digne homme fut mis àMazas. Ce n’était pas, à ce qu’on dit, la première fois qu’il allait en prison. Mais l’affairequi, dans le temps, lui avait facilité l’entréede ces lieux de refuge, n’avait pas eu la gravité de celle qui, de nouveau, le ramenait àson bercail: ce n’avait été qu’une misère, unsimple lever de rideau.

Naturellement, M.de Dauban ne portaitpas dans son cœur le baron de Burnel.

Je reçus de lui une lettre dans laquelle ilaccusait de Burnel de beaucoup de vilaines choses et m’avertissait — par bonté d’âme —de ne pas être la dupe de ce jeune homme.

Jolie situation en somme: Burnel dénonçant Dauban, Dauban souffrant persécution, —mais rudement pour la justice, — la baronnedonnant pour la victime de son propre tripotage un cautionnement de deux cent mille!Grimace du jeune gentilhomme, brouillefacile à comprendre avec la mère.

Le baron se consolait donc, errant mélancolique au Bois. Son cerveau était une véritable chaudière, où crépitaient des projetscontraires. Sur la question du sentiment, ilavait la réputation d’être blindé.

On m’avait dit qu’on ne le tenait pas, et j’aivoulu le tenir.

Le tenir oui; mais c’est le retenir, que jen’aurais pas voulu. Que retenir et tenir fassenttoujours deux!… Il paraît que le cher baronn’avait pas sur notre liaison, par moi victorieusem*nt contractée, les mêmes sentiments.Il était de ces résolus malencontreux quidisent et pensent: «J’y suis, j’y reste.»

Il venait chez moi, s’installait des journées entières, escomptant d’avance les profitsd’entreprises au moins problématiques, dégoisant sur madame la baronne, cassant dusucre sur la tête de Dauban. Oh! ce qu’ilm’ennuyait!… mais il ne semblait pas dutout s’en apercevoir. L’idée me vint de l’expédier en Espagne pour des affaires de mines…je ne me rappelle plus. De Burnel ne voulaitpas quitter Paris: il céda pourtant à d’amoureuses instances et partit avec un grand soupir. — J’en poussai quatre, quand je le sentisdehors!…

Mais hélas! mon bonheur ne devait pasêtre de longue durée! L’entreprise avait étévue d’un mauvais œil par les habitants dupays. Les uns prétendirent qu’il tenait de laFrance une mission secrète, d’autres qu’ils’était vendu pieds et poings liés à un gouvernement étranger, mais je n’ai jamais pu savoirce qu’il avait pu faire de sottises ou d’imprudences pour donner corps à de semblablessuppositions.

Aussi, deux mois après, de Burnel, était-ilde retour, pestant contre le consul et les syndics, la baronne, sa mère, et le gentilhomme,son beau-père (car il y avait eu mariage);et ne daignant me pardonner qu’à des conditions pour moi tout à fait désagréables, maisde lui impérieusem*nt exigées, le fatal conseilque je lui avais donné.

Je le priai de réserver pour sa famille l’acrimonie de ses doléances et surtout l’impétuosité de ses manières. Mais il ne voulaitrien entendre: il me pressait, il m’excédait.

Un matin, j’étais à ma toilette. Il entre. Jele renvoie.

— Alors, c’est bien fini? adieu!

Il dit qu’il va se détruire, se précipite furieux du côté de la porte, et renverse dansl’antichambre un service de Saxe qui se briseavec fracas, et dont un éclat lui fait à la mainet à la poitrine une assez grave blessure.

Je ne regrettai pas mon beau service que jetenais de Lassema. Le débarras compensaittrop avantageusem*nt la casse. J’ai su depuisque la baronne, à la vue de l’accident arrivé àson fils, s’était jetée dans ses bras, et lui avait,en considération de la coupure, pardonné ses erreurs à l’égard de M.de Dauban. Une foisraccommodé avec sa mère, le jeune barons’empressa de filer en Cochinchine où il a dûvivre en paix, je l’espère pour lui…

Je joins, à titre d’échantillons, quelques-unes des lettres que m’adressait l’excellentjeune homme. Et j’en respecte l’orthographe.

«Non, jamais je n’ai souffert autant que cesoir! Non, jamais! J’ai la mor dans l’âme!Je me meure d’ennui, et toi, ange de ma vie,pense-tu un peu à moi? Je t’en conjure à genoux: ne m’oublies pas. Il faut que je sentema présence plus qu’utile pour ne pas m’élancé vers Paris, où est ma perle chéri. Jesens que je ne vivrai pas sans toi; aussi fait-jemon possible pour arriver à mon but.

» Permet-moi, mon ange chérie, de tecomuniquer une dépêche que je viens de recevoir à l’instant. Je suis on ne peu plus intriguer. Voici la dépêche:

«— Passez à la maison avant d’aller rue deChaillot. Affaire importante: et surtout n’envoyez pas d’argent.»

» Pas de signatures, rien. Je ne sais d’oucela peut me venir.

» A. de Burnel.

«Je dine avec V. et son fils à l’hôtel, puisnous irons voir une férie à Covent-Garden(Babil and Bijoux). Comme je vais penser àtoi. Il me semblent te voir dans ton avant-scène du Gymnase, les lorgnettes braquersur ta jolie tête.

» A. de Burnel.

«Que vœus-tu? Je trouve que je ne t’écrispas assez. Je viens de terminé ma premièrelettre, dans laquelle je te parle de mes affaire, mais je suis si heureux de pouvoir t’écrire et te répété que ton Auguste t’aime et techérie, et qu’il ne reviendra pas les mainsvide. Penses que je t’adore à la folie. Moncœur souffre bien ce soir. Allons, à bientôt.Nous aurons bien mérité d’être heureux. Soiebien sage.

» A. de Burnel.

«Je souffre tant de notre séparation! qui n’est heureusem*nt que provisoire, et je mefait tant de mauvais sang ici. Mais tout celane sera rien, lorsque j’aurai touché cet argentpour te le donné et que tu sois heureuse.

» Mon Dieu! qu’au milieu de tous ses ennuis les carresses de tes blanches mains memanquent! Ton pauvre orphelin, qui t’aime.

» Tous les soirs, je m’endor en t’envoyantun baiser. Mon Dieu! que ma famille mepèse!

» A. de Burnel.

«Tu me dis être mal portente, mon angechérie, pourquoi ne sui-je pas auprès de toi,pour te donner mes soins; mais tu sais queje suis forcé de resté ici: il faut en finir unebonne foi. Mon Dieu! que je vais avoir besoinde repos, car je me mine ici.

» Mon cœur bondissait de joie de repartirce soir. J’avais même retenu une cabine surle bâtau. Enfin, puisque j’ai tant souffertencore vingt-quatres heures et je retournevers toi.

» A. de Burnel.

«Ce n’est pas possible que tu sois heureusede me voir souffrire de la sorte. Je t’en conjure, écris-moi un petit mot par lequel tupermettes à ton pauvre Auguste de venirembrasser tes mains, et il repartira.

» J’attendrais et ne me représanterais cheztoi qu’étant autoriser. Pardon pour lundi soir.Je souffre tant!

«Et notre portrait?… J’ai passé à sixheures et demi dans la rue qui donne derrière ta maison, pour tâcher d’appercevoirton ombre chéri dans ton cabinet. J’ai vainement attendu sous la pluie.

» A. de Burnel.

«N’osant aller moi-même chez toi, et n’osant confier à personne ce que j’ai à te remettre,je vais à la poste en ce moment pourfaire chargé ma lettre.

» Je sens bien que la vie que tu menaitpour moi n’était que de sacrifice. Je t’en remercie milles fois, et je pense d’ici peut t’enprouver ma reconaissance.

» Tu n’as été que charmante pour moi et je sens combien je pert en me séparant de toi.Hélas! j’espère que tu reviendra de toutes cescalomnis à mon sujet. Tout cela, jalousie defemmes!

» A. de Burnel.

«Mon ange chérie,

» Combien ta lettre m’a mis de beaumeau cœur! Oui, ton Auguste s’ennuit loin detoi. Est-ce possible autrement? N’as-tu pastoujours été d’une bonté pour moi toute particulière:jointe à cette bonté une certaine affection que je n’ose définir. Je suis si fier depensé: que je puis être aimé de toi!

» Je lit sans cesse la lettre dans laquelle tume dit: «Je t’embrasse de tout mon cœur.»Ah! cela me fait de bien!

» Tu ne saurais croir combien je souffrede ne pas être compris de toi. Je te dis toujours la même chose: mais cela me soulage.Ne suis-je pas seul au monde? Plus de famille!

» A. de Burnel.

«Pearl chérie,

» Pourquoi ne vœus-tu pas me recevoir,même comme ami? Qu’ai-je donc fait pourt’inspiré tant de dégout? Tu m’en vœus parceque je ne vœus pas te partager, mais tu ne saitdonc pas combien j’aie d’amour pour toi etque je te vœus à moi seul? Aussi je vais travaillé pour cela, et je t’aime tant que j’y arriverais et d’ici peut. Et tout ce que j’auraissera pour toi, que tu veuille me voir oui ounon.

» A. de Burnel.

«Ma Pearl chérie,

» Je souffre horriblement, mais je ne puis tepartagé: je te vœus à moi tout seul. Je sensque tu ne m’aime plus. J’ai un mortel chagrrin. Lorsque ta haine pour moi sera un peuapaisée, écris-moi: je serai toujours tropheureux, dans n’importe quel circonstance,d’aller passé un moment auprès de toi. J’attend une réponse de toi qui décidera de monsord.

» Je vais m’engager pour te débarrasser demoi.

» A. de Burnel.

«Ma Pearl,

» Je meurs en te pardonnant. Mais je t’aimais tant que la douleur l’a emportée. Jesouffre trop. Je t’adore à la folle, et ne pouvant vivre sans toi, j’aime mieux en finir quede mourir à petit feu.

» Sois heureuse sans moi. Je penseraiséternellement à toi.

» Adieu. Comme je t’aimais!

» Je suis allé chez toi avec l’espérance quetu me recevrais. Je vois que tout est fini. Tune veux même pas me tendre la main. Neplus te revoir! J’aime mieux en finir.

» Je t’aime.

» A. de Burnel.

«Ma Perle bien-aimée,

» Est-ce possible que tu pense à moi. Cettelettre va hâter ma guérison. Il est inutile de te dire les tortures par lesquels je viens depasser. J’ai quatres tuyaux dans l’estomapar lesquel on me fait jour et nuit des injections pour épancher l’eau qui se porte aucœur. Je suis sur un lit mécanique, et n’enbouge pas depuis ma rechutte.

» Sache une chose, c’est que de ma vie jene t’oublirai. Tu est libre, je le sais; maisquand tu pourras serrer la main, ne serait-cequ’une seconde, au pauvre Auguste, — jete sais assez bon cœur pour ne pas lui refuser.

» A. de Burnel.

«Je vais un peu mieux et je me lève uneheure par jour. Et toi? Comment va-tu?Pourquoi ne m’écri-tu pas en bonne amie?Tu m’en voudras donc toujours de t’aimer.Eh! que vœus-tu? Quoique tu fasse, ma viene saurait payer l’un de tes baisers. L’onaime qu’une fois dans la vie! Mais tu ne serasjamais importuné par moi à ce sujet. Je dévorerai mon chagrin, et tu ne verra en moi qu’un ami sincère et toujours près à t’êtreagréable.

» A. de Burnel.

«Je te savais en Italie avec… et je sais enfin que tu est de retour à Nice. Tu m’en vœusdonc à la mort? Si tu savais le chagrin quej’ai de t’avoir causée tant de tourments et depeines. Je t’aimais tant, et t’aimerais toujoursquand même! Si ma présence, à ton retour àParis, t’est odieuse, je fuirai, si tu le désire;mais avant de m’éloigner, à mon tour, par tavolonté, tu ne me refuseras pas de déposerun baiser sur ta main chérie. L’ai-je assezaimé!… Je t’adore d’avantage!

» A. de Burnel.

Par une fâcheuse coïncidence, je faisaispeu de temps après, connaissance d’un jeunehomme qui, inspiré peut-être par ce précédent d’un goût douteux, mettait à exécution,sans rime ni raison, sa funèbre plaisanterie.On comprendra que je n’insiste pas sur ce déplorable incident de ma vie. Le héros de l’aventure étant actuellement marié, et à latête d’une importante maison. Je relate simplement pour mémoire un fait qui a défrayélongtemps grands et petit* journaux, et jecrois même les Revues de petit* théâtres:tranchons le mot: l’affaire Duval. Je suis cependant bien obligée d’en parler puisque lesurlendemain du jour où celui-ci s’était blessé,un commissaire de police se présentait chezmoi, me notifiant, avec la plus grande politesse du reste, l’ordre de quitter immédiatement le territoire français. Je n’avais qu’àm’incliner. Je partis. C’était payer cher laminute inouïe d’aberration d’un autre, quej’étais bien loin d’avoir poussé à cet acte.

XXVIII

APRÈS MON EXPULSION. — SÉJOUR À MONTE-CARLO. — À NICE. — À MILAN.

Au reçu de l’ordre d’expulsion, je ne savaisoù aller. L’idée m’était bien venue de rejoindre le duc. Mais où le prendre? Depuislongtemps déjà, j’étais sans nouvelles de lui,et ne pouvais, par suite des circonstances, medéfendre de quelque appréhension sur sonaccueil. Bien qu’il ne fût pas homme àépouser les préjugés de la foule, je craignaisde sa part quelque volte désagréable, peut-être quelque amer reproche.

J’étais dans cette situation hésitante, quandm’arriva une lettre de Coralie Léno. Elle m’engageait à me rendre sans retard à Monte-Carlo, où elle se trouvait dans une maisonappartenant au fils du prince de Monaco.— Sans retard! Force était bien qu’il en fûtainsi! J’arrivai la nuit chez mon amie, qui, nepouvant m’offrir l’hospitalité de sa maison,située précisément en face de l’établissem*ntde jeu, m’indiqua, non loin de chez elle, unhôtel tenu par de «braves gens», où je pourrais demeurer bien tranquille, à la conditionde ne point me montrer.

Je me suis toujours mal trouvée d’avoir euaffaire aux «braves gens». Cette locutionn’a rien qui me charme. «Les braves gens»sont capables de toutes les petites infamies;et rien ne me met plus en garde contre lesindividus que cette qualification sur laquelleils spéculent les trois quarts du temps avecune édifiante effronterie. Je ne puis dire si cefurent positivement ceux-là — les bravesgens de l’hôtel — qui me vendirent. Avaient-ils si grand intérêt à le faire? J’ai quelquesbonnes raisons de croire que non. Quoi qu’ilen fût, pas plus tard que le lendemain, je recevais l’ordre de quitter Monte-Carlo. Il vasans dire que j’avais payé «aux bravesgens» trois mois d’avance: précaution quirentre assez dans mes habitudes, quand ildoit m’arriver quelque désagrément.

Il fallait donc partir à peine arrivée.

«Si chaque pays où je m’arrête, pensai-je,use du même procédé à mon égard, je nebougerai plus du wagon. Peut-être m’intimera-t-on l’ordre de ne plus embarrasser lavoie? Dans ce cas, va pour les grandes résolutions!J’irai trouver mon duc.»

Coralie avait une propriété à Nice. Elle lamit à ma disposition. C’était l’arrangement leplus commode. Je n’avais pas à craindrequ’une indiscrétion de valet ou de servanteme livrât de nouveau aux rigueurs d’unenouvelle Prévôté.

Je quitte donc Monte-Carlo, arrive à Nice,éreintée, n’en pouvant plus. Je m’installe,résolue de garder le plus strict incognito. Dema prudence dépendaient mon repos et maliberté.

Le duc Jean m’écrivait:

4 mars 1873.

«Quels nouveaux ennuis!

» Comment! te voilà victime du gouvernement de Monaco, parce que tu es expulséede France, et tu peux séjourner à Nice? J’espère que cela est arrangé, et que cette persécution est arrêtée, et que l’on te laissera tranquille, puisque l’on a été poli pour toi àParis.

Milan, 9 mars 73.

«Ma chère P.,

» J’ai tes lettres du 5 et du 6. Elles me fontplaisir. Enfin on te laisse un peu tranquille,et tu retournes dans ta maison de Monte-Carlo. C’est heureux, tes nouvelles m’arrivent en vingt-quatre heures: cela augmentele désir que j’ai de t’embrasser. Je ne puisencore bien fixer et quand: probablementsur la côte et bientôt… As-tu lu les articles duFigaro sur toi, qui parlent de tes persécutionset de tes connaissances?

» Jusqu’à quand as-tu ta campagne? As-tudes projets arrêtés? Sais-tu s’il y a sur la côte, en Italie, un bon hôtel où l’on serait tranquilles quelques jours?

13 mars 1873.

«Vraiment, le gouvernement de Monacoveut se donner des airs d’un vrai gouvernement, en étant persécuteur. C’est odieux etabsurde! Après tout, si on te laisse à Nice,cela vaut mieux que Monte-Carlo. Peux-tu ysous-louer ta campagne?…

» Tes projets me semblent vagues. Si tuvas à Vienne, il faut t’y préparer. Ce ne serapas facile de t’y loger avec l’Exposition universelle, et cela te coûtera cher. Cependant, àdéfaut de Paris, tu t’y amuseras plus qu’ailleurs. Milan est très facile, pour quelquesjours; c’est, du reste, sur ta route de Nice àVienne, mais il y a des difficultés de logement. À l’hôtel, ce n’est pas commode, onn’y est pas libre le soir: cette ville est petite,et tu t’y ennuierais autant qu’à Genève. Qu’yferas-tu, les soirées? Après quelques jours, tut’ennuieras plus qu’à Nice. J’ai fait l’expérience.

Milan, 17 mars 1873.

«Je ne reçois ta lettre de vendredi que cematin, parce qu’elle a été retardée par unaffranchissem*nt insuffisant. Mets donc quarante centimes au lieu de vingt-cinq: tesmoyens te le permettent encore. Je suis toutcharmé de l’idée de te voir bientôt. Écris-moile jour exact de ton départ et de ton arrivée.Je me sens tout rajeuni par ta prochaine arrivée. Malgré la pluie et les ennuis, je suis debonne humeur. Vous voyez, madame P., quele cœur ne vieillit pas.»

Tout alla bien pendant quelque temps.Mais un jour, je reçois une lettre. Quoique lamissive en question ne portât aucune marque, cachet ou en-tête, qui indiquât sa provenance, je ne m’abusai pas un instant sursa signification. Je me dis: Encore un billetde circulation!

C’était toujours la même chanson: une invitation, — non à la valse — mais au galop!

J’eus la velléité de tenter avec la police unepetite partie au plus fin: et la ruse me réussit à moitié.

Je fais mes malles sans perdre une seconde,on les porte à la gare où je les accompagne;je congédie le camionneur, et faisenregistrer le bagage à la consigne, sous un nom d’emprunt; puis je retourne, le soirvenu, dans la ville, où je loue tout de suiteune petite maison. Le lendemain, j’envoie reprendre mes colis, et les reçois bien tranquillement à domicile.

Je me disais: «Si je ne suis l’objet d’aucunedénonciation nouvelle, la police me laisseraen paix.»

Et je restai tranquille, en effet, un moiset demi. Mais à quel prix!

Je sortais à peine, ne voyais personne: onm’apportait mes repas du dehors, et j’avaispour bonne une petite femme complètementsourde, et presque muette, Cléiopâtre.

Mais le malheur, qui me poursuivait avecune si touchante persévérance, vint placersur ma route une de ces connaissances terribles,impitoyables; j’ai nommé Aline Cortin!

Elle m’accoste dans une de mes rares sorties:

— Cora! Pas possible! ou demeures-tudonc Cora? C’est moi qui ai regretté ce quit’était arrivé! Vrai! quand j’ai su par le journal que Cora Pearl avait été expulsée!…

— Mais malheureuse! c’est toi qui travailles à mon expulsion, qui signes ma feuillede route, qui la paraphes, qui l’apostilles!

Oh! les imprudents amis! Mieux vaudraitun sage commissaire!

Il ne fallait pas songer à demeurer pluslongtemps à Nice.

«Eh bien! me dis-je, passons à Milan!»

Et me voilà rebouclant mes malles, mais,cette fois, par exemple, ne les laissant pasà la consigne.

Or, voici qu’à peine arrivée à Milan, jefais comme Aline Corbin, de récente et désagréable mémoire, je lis le journal. Qu’est-ceque j’y vois? Que le duc Jean vient d’arriverdans la ville. — Quelle coïncidence! Décidément,j’avais été bien inspirée! Cela ne m’était pas habituel. Je pardonnai à ma terribleamie son bavardage. Sans sa rencontre j’aurais manqué infailliblement le duc. Qui saitmême si je fusse allée à Milan?

Je retrouvai le duc Jean toujours le même,très large, très au-dessus des racontars, neprenant sur toutes choses que sa raison pourjuge. Il ne sembla point contrarié de me voir.D’ailleurs, il n’avait pas l’air d’un hommequi s’amuse «extra-muros» comme disaitun «Colibri» de ma connaissance, dontj’aurai sans doute l’occasion de reparler plustard.

— Enfin, me dis-je, je vais pouvoir retirerde mes malles mes pauvres effets!

Et je les mis à l’air.

XXIX

MA STATUE EN MARBRE PAR GALLOIS. — MADAME DESMARD ASSISTE AUX SÉANCES.

J’ai fait faire le moulage de ma poitrineet de ma main. La main en l’air tient unsein, l’autre sein fait le couvercle. Le tout enonyx. Un monsieur me l’a pris et l’a donnéau «Phoque». J’ai su depuis que la maisond’onyx avait fait faillite.

Quant à ma statue en marbre, je l’ai faitfaire par Gallois, en douze séances.

Pendant une pose, on frappe. C’était madame Desmard: une cliente de Gallois.

— On n’entre pas, j’ai madame Pearl. Je nepuis vous ouvrir.

— Suppliez-la. Ouvrez-moi.

On ouvre. Elle était charmante, gaie, spirituelle. Je fus particulièrement frappée de lablancheur de son teint.

— Vous me permettrez, me dit-elle, devenir voir de temps en temps où en sera lastatue?

Elle revint plusieurs fois, prenant un plaisir extrême à ce qu’elle appelait, sans emphase du reste, la contemplation de l’art et dela nature. Elle-même avait un peu passé parlà. Je dis, un peu… Gallois n’avait fait que sonbuste.

— L’art, disait-elle, est une belle chose,mais la nature est bien au-dessus!

Tout cela par obligeance et sans autreapplication que celle de son oreille sur mapoitrine.

— Quel dommage, disait-elle, que le ciseaune puisse reproduire ces palpitations légères,qui sont la vie!

Gallois souriait, et je me disais à partmoi:

— Il me sculpte et elle m’ausculte!

Quand je fus immobilisée, ou, si mieux on aime, quand l’œuvre fut achevée, ce futmadame Desmard qui devint pour moi demarbre. Je ne l’ai jamais revue.

Le corps nu est parfait: mais la tête est peuressemblante.

XXX

UN QUI NE PEUT APPRENDRE LA DANSE: LE COMTE DALSTROWSKI.

Le comte Dalstrowski a passé plus de dixans à apprendre le quadrille, sans jamais yparvenir. Il y a des natures rebelles à l’en-avant-deux. Il allait prendre des leçons chezParrodin, où il rencontrait des gens du meilleur monde, jaloux de se perfectionner dansl’art si délicat du maintien. Parrodin, désespérant de le plier à la discipline de la chaînedes dames et du pantalon, lui faisait fairel’exercice à part, comme, durant le siège, cebon maître Craquelin, le notaire, évoluaitaux Champs-Élysées, seul, devant son charbonnier, qui l’exerçait au maniement duchassepot.

Quand, dans la salle de danse, on disait:voilà Witold! cela jetait un froid.

Witold était horriblement vexé. Un jour ildit à Parrodin:

— Il me semble que je ferais plus de progrès, si, au lieu de me faire marcher tout seul,comme un benêt, vous me donniez pour acolyte dans mon apprentissage, quelqu’une desdames qui fréquentent vos cours.

La demande embarrassait fort le professeur, qui, néanmoins, tenait à contenter autant que possible ses clients. L’idée lui vintde s’adresser au noble sir Richard Selft, l’undes cavaliers les plus distingués, les plus richesde la colonie étrangère.

— Sir Richard, lui dit-il, en s’inclinantprofondément et selon toutes les règles del’art, le comte Dalstrowski, un de mes plusanciens clients, désirerait qu’une de nosdames voulût bien se sacrifier, pour le formerà la danse. La marquise Di Saltando, votregrande amie, peut seule condescendre efficacement à ce désir. Mais je ne crois pas devoirlui présenter la requête du comte, avant d’avoir obtenu votre très gracieux assentiment.Quant à la marquise, elle est si bonne,qu’avec elle l’affaire ne fera pas un pli.

— Comment donc! cher monsieur Parrodin,fit sir Richard Selft. Tout à votre service et àcelui du comte! Vous savez bien que je nedanse plus avec la marquise, depuis une sauterie enfantine, dont j’ai pris l’initiative, il ya quelque temps.

— Merci mille fois, dit Parrodin.

Et sans perdre une minute, il alla trouver,dans un angle de la salle, madame Di Saltando, qui accepte de la meilleure grâce dumonde le rôle enseignant, que sollicitait desa complaisance le comte Wilold Dalstrowski.

La question était maintenant de trouverun vis-à-vis. Parrodin recourut à une ingénuedes Folies-Comiques, qui tenait à danser parprincipes en vue d’un mariage avec unhomme de robe, et avait momentanémentpour cavalier le baronnet de Bresne, lequel fréquentait les cours de danse dans le butunique de se rencontrer avec la belle marquise.

Le quadrille commença donc entre le baronnet et l’ingénue, Witold et la marquise.Madame Di Saltando commettait distractionssur distractions, contrecarrant comme àplaisir les timides essais de Dalstrowski;quant à de Bresne, il se livrait à des cavalier-seul qui faisaient reculer jusqu’au mur lepauvre comte, et lui permettaient à peine desaisir du bout des doigts la main que lui tendait par pure obligeance, et pour satisfaireaux exigences de la chaîne, la marquise fascinée par la vue de son cher baronnet.

— Jamais, dit Witold à Parrodin, quandil eut remercié sa dame, jamais je ne danserai avec la marquise, tant que ce fantochede de Bresne battra ses entrechats!

— Que voulez-vous alors que je fasse? demanda Parrodin.

— Que vous vous mettiez en quête d’un vis-à-vis moins impétueux que de Bresne, puisqu’il faut toujours un vis-à-vis dans vos satanés quadrilles! — et d’une danseuse moinsdistraite que la marquise.

— Je crois avoir votre affaire, lui dit lemaître, après une courte pause. Je ne suispas personnellement connu de Cora Pearl,mais je lui ferai parler pour vous par quelqu’un.

Le comte vint en effet chez moi, à unesoirée où l’on dansait. Il m’invita; mais il fautcroire que ma danse, fort peu échevelée, ledépaysa complètement: — effet de contraste!— Il se croyait encore dans le tohu-bohu deson monde à lui. Plus que jamais il perdit lacarte, et s’en fut conter à Parrodin sa nouvelledéconvenue.

— À la fin, lui dit le maître impatienté, quevoulez-vous encore de moi? J’ai fait pourvous, auprès de sir Richard Selft, une démarche très délicate; j’ai gagné à votre cause unemarquise, j’ai obtenu de Cora une invitation,— une admission, si vous voulez, — que d’autres, non moins titrés que vous et infinimentmeilleurs cavaliers, ont sollicitée vainement peut-être, et vous n’êtes pas content?…

— Non.

— Je n’en puis mais: et si vous suivez monconseil, monsieur le comte, vous renoncerezà la danse.

XXXI

COLIBRI. — SON GÉNIE ADMINISTRATIF. — BATAILLES. — SUSCEPTIBILITÉS — UN DRAME DANS UNE CUISINE.

J’ai eu un «colibri». Quelle femme n’en a pas laissé quelqu’un en suspens dans son antichambre?

Ce colibri aux ailes argentées avait été cependant plus loin. Drôle d’oiseau, qui tenait assez du perroquet, non par la beauté du plumage mais par une déplorable tendance à répéter les termes bas et mal sonnants. Et s’il n’y avait eu en lui de grivois que les termes? Mais les manières étaient à l’avenant! Ces aimables avantages ne l’empêchèrent pas de dépenser avec moi deux cent mille francs bien comptés. Il conduisait la maison, y réglaittout, apportant dans ses fonctions ce charmed’urbanité qui fait adorer un maître de sesdomestiques.

Un jour il se battit avec un valet de chambre:le pugilat avait lieu sur un palier. Cesmessieurs se faisaient un devoir de rouler l’un sur l’autre, lui, superbe de torse et d’ébouriffement, le valet blême, avec un œil au beurre noir. Attirée par le vacarme, je fus seule, heureusem*nt, à contempler ce spectacle.

Je dois constater à l’honneur musculaire du dit Colibri qu’il finit par remporter unevictoire vigoureusem*nt disputée. Il y eut comme une réminiscence des fameux coupsde poing de la fin, seulement Mathias ne témoigna pas à son patron vainqueur une admiration des plus enthousiastes.

Colibri avait la passion de la prise de corps: et aussi une orthographe bien à lui, celle des autres n’étant pas de son goût. Il écrivait mon n’oncle, et me trouvait de la majestée.

Très susceptible comme les sots, il se croyait insulté pour la moindre chose. Malheur à qui écrivait Collibri, Colibry, ou tout autre équivalent erroné dans l’orthographedu nom, qui de pères en fils, avait toujours sautillé dans sa famille. Il ressemblait un peu au Chabannais de la comédie; bien qu’il ne fût pas bossu, il avait toujours une claque en réserve pour quiconque lui adressait un mot, une qualification de lui inconnue, et, dès lors, invariablement jugée offensante. Mais jamais de duel, au moins que je sache: des piles, rien que des piles. Ce qu’il en a donné! Ce qu’il en a reçu!… C’était sa distraction, sa quiétude. Ses amis le comparaient à ces crabes, qu’on nomme dans le Midi «des enragés» et qu’on ne peut saisir qu’en plaçant sesdoigts à une juste distance des crocs de devant et des crocs de derrière.

On servait à déjeuner un beefsteak. Le morceau n’était pas à la convenance de monsieur.Il prend le beefsteak et bondit du côté de la cuisine.

Là, il apostrophe Salé, l’illustre Salé:

— Dites-donc, vous! Qu’est ce que c’est que ça?

Et il tend l’assiette d’un ton farouche.

Salé très calme:

— Ça, c’est un beefsteak.

— Eh bien, dit Colibri, mangez-le!

Il jette en même temps sur le fourneau le beefsteak et l’assiette qui se brise.

Salé furieux de cette insulte qu’il reçut en présence de son aide et de la fille de cuisine, s’empare du beefsteak et le lance sur Colibri. En pleine figure, vlan!

On croit peut-être que Colibri entonna son chant de guerre? On se trompe. Cette application de viande tiède sur la joue produisit l’effet du verre d’eau qu’on jette à la face d’un enfant rageur.

Colibri s’est tu, comme par enchantement.

En le voyant revenir de son expédition à la cuisine, je lui demandai ce qu’il était allé faire.

Il me répondit, tout en passant en main sur sa joue qui me paraissait un peu plusrosée que de coutume:

— Rien, mais il fait chaud chez Salé.

— Mais pourquoi donc êtes-vous descendu avec ce beefsteak?

— Pour m’en faire servir un autre.

XXXII

LE DUC DE NABAUD PREND MON PARTI. — UNE MISSIVE DE MA CONCIERGE — OFFRES GÉNÉREUSES ET DÉSINTÉRESSES DU DUC À MON RETOUR.

Je dus à mon expulsion la connaissance du duc de Nabaud: il était alors avecAlméda. La mesure rigoureuse qu’on venait de prendre à mon égard l’avait outré. Il était de ceux qui n’ont pas peur de protester contre la violence, et se rangent instinctivement du côté des victimes. Sa grande fortune, la considération dont il était entouré, lui permettaient l’indépendance. On ne lui donnait pas de soufflets — très certainement, et pour cause — mais il disait aux gens leur fait, se constituant au besoin vengeur des soufflets arbitrairement reçus par les autres.Les caractères de cette trempe ne pullulentpas en ce monde comme les lapins.

Furieux de ce qui s’était passé, il accourt à mon hôtel. Il ne me connaissait pas, et tenait à me donner une preuve éclatante de son indignation. J’étais partie. Il revient encore, pensant qu’une intervention influente avait obtenu pour moi quelque accommodement avec le beau ciel de la préfecture.

En cela le comte se trompait du tout au tout sur mon caractère. Si méprisable que m’eût rendue aux yeux de l’ordre public un acte, regrettable sans doute, mais nullement imputable à ma conduite, je me seraisestimée vile, si je m’étais abaissée aux supplications. J’avais été l’objet d’une mesure d’exception, dans la rigueur: il me répugnait de demander à l’être dans la clémence. Un ami me dit à mon départ: «Vous avez pour vous les honnêtes gens.» Je lui fis observer que la plaisanterie était d’un goûtdouteux. Ceux qu’on est convenu d’appeler les honnêtes gens ne pouvaient qu’applaudir à l’expulsion «d’une personne de mon espèce.» Pour eux le procès était jugé d’avance. La plupart de ceux qui approuvaient le châtiment qu’on m’infligeait, étaient eux-mêmes «les honnêtes gens»: ils tenaient fort à cette qualification, qu’il n’auraient pas craint pourtant de perdre en daignant merendre quelquefois visite. Mais ils auraient eu peur de faire paraître un peu de sympathie pour une femme qui avait cessé d’être heureuse. Je baissais dans leur estime en raison même de ma disgrâce. Autre temps, autre toise!

Le comte revint donc inutilement: je n’étais pas de retour. Il ne désespérait pas pour cela de me trouver, il revint encore, puis encore, et si souvent que les concierges m’informèrent de ces visites par la plume de l’excellente madame Bourdille, dont voici le récit fidèle:

«Un monsieur dans les trente ans est venu lundi, il est revenu mercredi et puis jeudi. Il a dit: «Elle est raide tout de même! — Nous lui avons dit: Pour sûr!» Ce monsieur qui est très bien avait un fiacre le lundi et lejeudi: à pied le mercredi. Il a dit qu’il avaitaffaire à midi. Nous lui avons observé quemadame ne reviendrait pas de sitôt, alors il adit: «C’est épatant!» Il est revenu hier samedi;cette fois-là dans son coupé. Cette marqueréitérée de considération pour madame afait une impression d’obligeance à mon mariet à moi-même. Et c’est d’autant, que le monsieur a dit ne pas connaître madame, sinonqu’il sait son nom. Nous espérons que madame se porte toujours bien. Elle peut jouirde la tranquillité. Mon mari et moi-mêmeouvrons l’œil sur la maison.

» P. S. Le monsieur s’appelle le duc deNabaud: il est assez grand, son groom adans les vingt ans, son cocher peut avoirdans les cinquante, cinquante-deux ans.»

On le voit: j’étais renseignée. Je sus infiniment gré à ce galant homme d’avoir prisaussi chaleureusem*nt le parti d’une personne qui lui était inconnue; sa bonté meconsola de la désertion des prétendus amis. Les vides sont comblés si vite dans le tourbillon qui nous entraîne!

J’écrivis dès mon retour au duc de Nabaud.Je tenais à lui témoigner ma reconnaissance.Le lendemain il vint me voir.

— Enfin! me dit-il, vous n’êtes plus enpénitence!

Je lui répondis qu’en somme la pénitence avait été assez douce, mais que je n’avais pas pour cela envie de recommencer.

— On ne fait pas fortune en exil, me ditaimablement. Mon intérêt est jusqu’ici bienplatonique. Veuillez me traiter en ami, etdisposez de me bourse.

Et il me força d’accepter quinze millefrancs. En un mois, il m’en donna trentemille.

Nous passions des heures à causer, car leduc est un causeur charmant; c’était biencomme ami, et rien que comme ami, qu’ildésirait être reçu, — ami généreux et désintéressé. Il ne songeait pas, en agissant de lasorte, à user d’une tactique habile, et prenaitpourtant, bien à son insu, le meilleur chemin pour ménager dans une femme la transition toujours facile de la confiance à l’abandon. L’intérêt qu’il m’avait témoigné sansme connaître, le charme de bonne compagniequ’il apportait avec lui, le plaisir qu’il semblait prendre à rendre moins pénible la position dans laquelle je me trouvais alors, toutme faisait concevoir pour lui une estime voisine de l’affection la plus sincère.

Les relations qui s’établirent plus tardentre nous n’en furent que plus douces: jene pouvais refuser un témoignage de tendresse à qui avait pour moi fait preuve detant de cœur.

J’ai reçu du duc plusieurs cadeaux, entreautres, un sac de 4,500 francs, de chez Ancre,rue de la Paix. J’ai dû vendre tout ce que jepossédais: il fallait payer mes créanciers. Cesac est un des objets donc la perte fut pourmoi la plus sensible. «Peut-être, me dis-jeparfois, en me berçant d’un faux espoir, peut-être ce cher souvenir n’est-il pas perdu? Lareconnaissance est dans les mains d’un tiers!Mais bien du temps a passé déjà sur cet engagement volontaire, comme mon sac a posépeut-être à une autre «recrue» de l’éternelleterritoriale!

Je n’ai pas revu le duc depuis quatre ans.

XXXIII

GONTRAN DE CÉDAR. — COMMENT IL EN USAIT AVEC UN PHILOLOGUE. — JALOUSIE DE LA COMTESSE DE MORGANE. — QUINZE JOURS D’ATTENTE. — MA VISITE AU CHÂTEAU DE MENON, PRÈS DE PARIS. — À CACHE-CACHE. — BRONCHITE FINALE.

Le vicomte Gontran de Cédar avait un faible pour les grands crus. L’inconvénient qui résultait pour lui de cette tendance, était de s’endormir au milieu de la conversation. Les efforts d’attention auxquels il se livrait pour en reprendre le fil, considérablement dévidé, me donnèrent plus d’une fois à rire. Ses amis lui connaissaient ce travers, dont il parvint à se corriger complètement, fait assez rare pour qu’il vaille la peine qu’on l’enregistre. Il avait en outre la manie d’aller à pied.

Un maître de langue russe, je crois, l’homme le plus distrait de la terre, qui savait quinze idiomes différents, allait au château de Menon,l’hiver, trois fois par semaine, donner des leçons au maître de céans et s’en retournait le soir, à la gare, armé d’une lanterne. Le vicomte l’accompagnait souvent jusqu’à la station. Comprend-on un homme archimillionnaire qui prend plaisir à guider dansl’obscurité un professeur de russe? Gontran marchait devant Burchère (c’était le nom du quidam), dans un chemin bordé de fossés. Àchaque dix pas, on entendait des gémissem*nts plaintifs.

— Où êtes-vous, Burchère?

— Dans le le fossé, monsieur le vicomte.

— À droite, maître?

— Non, à gauche.

Le vicomte procédait au sauvetage.

Burchère, ses livres d’une main, sa lanterne de l’autre, s’élançait dans l’espace, étendant les bras. Il nourrissait l’espoir de rattraper ainsi le temps perdu. Mais, au bout de cinq minutes, c’était encore un appel du maître.

— Burchère! s’écriait le vicomte, fidèle à sa mission, de quel côté cette fois?

— Toujours à gauche.

— Très bien!

Nouvelle extraction du fossé: nouvel essor du philologue: nouvelle extension des bras.

À ce train, on risquait fort de manquer l’autre; et c’est ce qui arrivait souvent. Mais il y avait de la ressource: un départ toutes les deux heures.

Les médecins avaient prescrit au vicomte un peu d’exercice après le dîner. Le bon professeur se faisait un plaisir de prendre sa part du régime. Tout d’ailleurs se faisait en russe, chemin, chute, sauvetage.

Gontran ne prétendait pas m’imposer d’aussi émouvantes promenades: et ce fut pour me rassurer, sans doute, à cet égard, qu’il m’offrit un landau des plus confortables. Ce furent ensuite des cadeaux magnifiques: bref en sept mois, 76,000 francs.

La famille du vicomte ne voyait pas notre liaison d’un œil bienveillant. La comtesse de Morgane, entre autres, m’honorait d’une antipathie vraiment princière. Dieu sait! pourtant, si j’ai jamais contre elle usé de représailles!Après tout, ce n’était pas ma faute si les bijoux et les parures ne m’allaient pas mal!

Il m’est revenu que cette chère comtesse avait un soir, à l’Opéra, essuyé une grosse avanie. Ce que je sais, c’est que l’affaire me fut mise sur le dos. Encore eussé-je été bien aise d’être instruits de ce dont on m’accusait. Fureur de la grande dame, épousée pour la première fois peut-être, par le grand mari.

Cris, menaces, gros yeux, et c’est tout. Je cherche encore pourquoi.

Gontran avait en moi une confiance que je n’ai jamais trahie. Je fus en mainte occasion initiée à ses projets les plus confidentiels.

Sur ces matières je n’ai naturellement rien à dire: mes Mémoires ne sont pas les siens. Si je note le fait, c’est uniquement parce que je le trouve tout à l’honneur de sa confiance. Je regrette seulement que l’homme qui m’avait montré cette confiance même se soit caché de moi, comme il l’a fait, pour contracter un mariage, qui devait le plus naturellement du monde, je dis, le plus simplement, amener entre nous une rupture.

Il gelait à pierre fendre. Gontran me quitte:

— Il fait froid. S’il gèle trop pour chasser à courre, j’irai chasser au lapin.

Je l’attends quinze jours. Personne. Je me rends à son château par une pluie battante; un vent à décorner le diable. Je descends à la station. J’entends rouler une voiture: c’est la sienne. La voiture était vide. J’apprends du cocher que M. le vicomte vient de prendre le train de Paris. C’était décidément un chassé-croisé. Je monte dans le coupé, résolue d’attendre mon déserteur. Jamais je n’étais venue à Menon. Le valet de chambre me fait les honneurs du palais. Un véritable palais qui ne renferme pas moins de soixante-dix appartements. Je ne puis échapper aux renseignements que le larbin croit de son devoir de me fournir.

— Nous avons habité assez longtemps l’autre aile du château, mais nous ne nous y trouvions point à l’aise. Ici nous sommes absolument chez nous. J’ai eu beaucoup de peine à ranger monsieur à mon avis. Il tenait, je ne sais trop pourquoi, à sa première installation. Vous savez, madame, les vieux garçons?… Mon Dieu! Peut-être un jour serai-je de même! Pour le moment, monsieur paraît très occupé. Il reste beaucoup plus longtemps au château que de coutume; il écrit pas mal de lettres. Ce garçon-là se fatigue. Je le lui dis, mais il ne m’écoute pas. Quelquefois même, il s’émotionne et me dit des chosesdont il se repent beaucoup ensuite, et dont il est le premier à s’amuser. D’ailleurs, chez lui, pas un grain de méchanceté. Ce n’est qu’entêtement. Oh! pour ça, il m’agace. Il voudrait qu’ici tout se fît à sa tête. C’est un pli que lui a laissé prendre la personne qui m’a précédé dans mes fonctions. Ce sont les domestiques qui gâtent les maîtres.

— C’est bien, dis-je, je vais m’installer dans sa chambre et l’attendre.

— C’est cela: j’allais vous le proposer. Madame pourra lire les journaux. Voyez donc! Ils ont encore leur bande! Je n’ai pas depuis quinze jours un moment à moi!

Et je m’installai en effet dans cette chambre où se trouvait un lit de fer. Une heure, deux heures, trois heures se passent. Marlboroughne revient pas. L’idée ne me prend point de monter à la tour: j’avais eu assez froid comme ça en chemin de fer.

— Qui sait, me disais-je, s’il n’est pas à m’attendre de son côté chez moi?

En regardant parmi les journaux épars sur la table, je trouve une lettre à mon adresse. L’enveloppe n’avait pas été cachetée. Pas d’indiscrétion, n’est-ce pas? La lettre est à celle à qui elle est adressée. J’ouvre le pli qui contenait tout bonnement ces mots tous raturés:

«Ma chère Cora,
» Je suis toujours (raturé)
» Tu es toujours (raturé)

» Nous sommes toujours (raturé)»

Décidément c’était un exercice de conjugaison. Cela dénotait cependant une intention quelconque.

Et Gontran n’arrivait pas!

De guerre lasse, je quitte le château, et laisse mon mouchoir sur l’oreiller. Je rentre à Paris, et, une fois à la gare, j’attends mon vicomte pour le départ de cinq heures. Je ne m’étais pas trompée. Je le vois descendre de voiture.

— On ne passe pas, et on ne part pas! lui dis-je en riant.

Il ne savait que répondre.

— Avouez, continuai-je, que vous aimez à faire courir les gens! Voilà une chasse qui vous a pris bien du temps!

Il me répond d’un air abasourdi:

— Ne m’en parlez pas!

J’éclate de rire à cette réflexion.

— Je vous ai attendu, lui dis-je, deux longues semaines, plus aujourd’hui, cinq heures, à Menon, dans votre bicoque: je ne m’en plains pas, cela m’a procuré l’avantage de contempler votre lit de fer, et de jouir de la conversation de votre larbin. Il me semble que j’ai droit à une petite compensation. Vous m’accorderez bien un jour. Suis-je trop exigeante?

Il me reconduisit chez moi. Mais du motif de son absence, pas un mot. Je ne lui fis, de mon côté, aucune question.

Deux jours après, disparition nouvelle. Cela devenait une habitude. Je n’ai jamais eu degoût pour jouer à cache-cache. Pourtant je me piquai au jeu.

Je me rends à son hôtel, dans le quartier de l’École militaire. J’avais pris un fiacre, dans lequel je grelottais à claquer des dents. Le sapin stationnait en face de la porte, tandis que mon cocher se rafraîchissait dans un débit voisin, et venait voir de temps en temps si son cheval n’était pas gelé.

La nuit arrive, avec elle l’homme aux démarches ténébreuses.

Dès que la porte s’est refermée sur lui, je sonne à mon tour, et rejoins mon vicomte au bas de l’escalier.

— Voyons lui dis-je, pourquoi fuir, qu’avez-vous?

— Moi? Je n’ai rien.

— Vous voulez rompre? Eh bien, dites: Rompons.

— Vous êtes extraordinaire!

— Moi? C’est un peu fort. Voyons, mon gros René Gontran: Romprons-nous? ou neromprons-nous pas? Est-ce un prétexte qui vous manque? Est-ce une paille? Enfin, parlez!

— Vous me faites de la peine, en me tenant ce langage, me dit-il. Je crois avoir toujoursusé de franchise avec vous, et vous me supposez une dissimulation…

— Qui n’est pas dans votre caractère, continuai-je, je le sais. Mais vous me supposez à moi-même une cécité bien étonnante. Ce qui se passe est donc bien grave?

— Je ne puis rien dire pour le moment.Plus tard vous saurez tout.

— Vous ne me traitez pas en amie.

— Mes parents eux-mêmes n’en savent pas plus que vous. Vous admettez bien, je pense, qu’on ait certains intérêts, qu’on poursuive certains buts dont on ne puisse entretenir les personnes qu’on aime le plus, sans user d’indélicatesse à l’endroit de certaines autres?

— À la bonne heure, voilà qui est plus explicite. Vous avez un amour qui exige de vous un pénible effort de discrétion, une femme mariée peut-être? Qu’y aurait-il là de si étonnant?

— Je vous jure que vous êtes dans l’erreur.

— Alors je ne vous comprends plus.

— Vous comprendrez.

Le lendemain, il m’envoya dix mille francs. Mais j’avais attrapé une bronchite.

Il me fallait maintenant aller à Nice, où je restai quatre mois. C’est au retour de cette cure, que j’ai appris son mariage par le Figaro. Gontran m’avait dit vrai: personne ne connaissait son projet, même dans sa famille.De Luce et Dasvin ont été aussi surpris que moi de la chose.

XXXIV

COMMENT ET POURQUOI JE DÉBUTAI AUX BOUFFES.
KIOUPIDON. — QUEL SUCCÈS!!!

Voici comment fut contracté mon engagement aux Bouffes. J’étais à l’Opéra, dans une loge, avec Marut. Arrive Nestor Crémillot.

— Je suis, nous dit-il, l’homme du monde le plus embarrassé.

— Embarrassant! pensait tout bas Marut.

— Oui, continua Crémillot, je voudrais faire reprendre quelque chose.

— Les affaires qui sont, dit-on, dans le marasme? risquai-je.

— Non.

— Quoi donc alors?

Orphée aux Enfers.

— Orphée a-t-il vraiment besoin de cette évocation? demanda Marut.

— Pas lui, mais les Bouffes.

Nestor et les Bouffes ne faisaient qu’un à cette époque. La conversation en resta là. On jouait «n’importe quoi» avec une «étoile» assez jolie, mais déplorablement enrhumée. Les enthousiastes refusaient de croire à cette disgrâce. Ni Adrien, ni moi n’étions enthousiastes.

L’acte terminé, Crémillot parut sortir d’une léthargie. Sa physionomie, peu rayonnante de nature, revêtait une expression de déveine universelle.

— Comment vous trouvez-vous? lui demanda Marut faisant allusion à l’interprétation du rôle de Marguerite. Êtes-vous sérieusem*nt malade?

— C’est Cupidon qui manque, répondit Crémillot.

— Vous croyez? fis-je étonnée.

— Ce serait pourtant le bon moment, continua Nestor, en passant la main dans ses cheveux.

Marat me proposa un tour au foyer. Nous sortîmes de la loge.

Nestor, de plus en plus soucieux, répétait toujours entre les dents: Cupidon!… Cupidon!…

Quand nous revînmes pour le troisième acte, Crémillot était toujours là, attaché à son idée, je ne dirai pas comme Vénus à sa proie, — je tiens à rester sérieuse, — mettons Vulcain à son enclume.

L’enrouement obstiné de la diva, l’enthousiasme persistant de ses admirateurs, la médiocrité insuffisamment dorée du ténor, furent impuissants à tirer Crémillot de sa méditation.

Tout à coup, il me demande:

— Sais-tu chanter?

Sa question, le ton surtout dont elle m’était adressée provoquèrent de ma part un franc éclat de rire.

— Oui, dit-il, tu sais chanter! J’en juge d’après le son argentin de ton rire. Maintenant, la vérité, toute la vérité!

— Prévenu Cupidon! pouvez-vous chanter le rôle?

— Oui, je peux le chanter, comme je chante, sans savoir. J’ai tellement vu jouer la pièce que je connais le rôle par cœur.

Il m’aurait embrassée, s’il n’eût craint de choquer la prima donna… qui pourtant déjà… Songez donc! le troisième acte avançait ferme…

C’en était fait. J’étais bombardée artiste dramatique, pour faire en public «l’Amour», rôle délicat s’il en fût, au théâtre, et devant lequel avait reculé plus d’une femme du métier. Nestor, qui tournait décidément à l’impresario, me conduisit le lendemain chez Collinvert, le professeur, mari d’Urbine, la grande chanteuse et qui devint amoureux fou de moi.

Quel zèle! quelle ardeur! quelle conscience dans ces explications toujours tendrement répétées, toujours docilement accueillies, sur l’amoroso, le crescendo, le rinforzando. Il me serina mon rôle sur le pouce, chantant avec moi, mimant avec moi; avec moi soignant le point d’orgue, m’initiant enfin à des petit* trucs qui m’ont grandement servi lors de l’exhibition de mon Cupidon, peut-être un peu fantaisiste.

Je jouai douze fois de suite. La bande applaudit à tout casser. À la fin je fus sifflée. Je quittai les planches sans regret, comme sans désir d’y remonter.

Ce que c’est que la gloire.

XXXV

L’AMANT DE CŒUR. — CE QUE JE PENSE DU TYPE. — LES CABOTINS. — LE SEUL QUE JE ME SOIS PAYÉ. — DEUX SOUS DE MARRONS. — VIEUX HABITS, VIEUX GALONS.

Je puis dire que je n’ai jamais eu d’amant de cœur. Cela s’explique par le sentiment même qui m’a toujours inspiré une horreur instinctive pour le sexe fort. Ce n’est pas que je ne sois tout aussi sensible qu’une autre, que les délicatesses, les prévenances, les procédés obligeants me laissent indifférente. Loin de là. Maintes fois il m’est arrivé de sacrifier dans une large proportion l’intérêt à la reconnaissance ou à l’amitié. Mais pour ce qu’on est convenu d’appeler les passions aveugles, les entraînements fatals, non! Je ne les ai pas connus pour mon repos et mon bonheur. J’ai toujours regardé l’amant de cœur comme un racontar, un mot creux. Parmi les femmes que j’ai fréquentées, — et elles sont nombreuses, — j’en ai vu des masses qui s’abusaient étrangement sur la matière. Elles finissaient par croire à l’amant de cœur, par leur seul désir d’y croire, confondant le masque avec le visage, le singe avec l’homme, Clichy-la-Garenne avec une forêt vierge du nouveau monde.

Un homme beau, jeune, aimable, qui m’a loyalement offert son bras, son amour, son argent, a tout droit de se croire et de se dire vraiment «mon amant de cœur», mon amant pour une heure, mon cavalier pour un mois, mon ami for ever! Voilà comme je comprends la chose. D’ailleurs mon tempérament n’est pas aux ardeurs immodérées. On m’a reproché ma froideur et mon mépris profond. Eh bien, de glace pour l’espèce j’ai fait souvent exception pour l’individu! Un très petit nombre, — mais pour moi cela suffit, — sait bien que je ne mens pas; et que, disparue aujourd’hui de la scène, — puisque c’est une scène comme une autre — je garde en moi une ineffaçable tendresse pour qui sut me procurer, dans des rapports éphémères, ce charme qui ne meurt pas: la délicatesse de bon ton!

Jamais je ne me suis payée le caprice d’un acteur: j’entends un acteur réel: un spécialiste. Il y a des cabotines de bien autre espèce qui ne savent que trop se faire payer eux-mêmes et qui excellent dans l’art de se faire prendre plus pour ce qu’ils ne sont pas, que pour ce qu’ils sont. De ceux-là j’ai connu des myriades. De la Grande Ourse au Capricorne mon ciel en est constellé. À qui la faute? Je jure que ce n’est pas à moi!

Le seul artiste que j’ai connu, c’est Gabour. Mais ce prince de la scène s’est comporté en grand seigneur.

Après l’affaire Duval, au moment de mon expulsion, il apprend que je suis dans la gêne: il accourt.

— Combien vous faut-il?

— Non, mon ami, vous avez fait assez pour moi.

— Vous ne pouvez partir de la sorte, je ne le veux pas.

Et il me donne cent louis, — la moitié de sa fortune. Je lui pris la main qu’il me tendait, et je la serrai cordialement.

Je n’ai jamais accepté que cette fois une somme donnée de la main à la main.

C’est peut-être bizarre, mais c’est ainsi. Affaire de tempérament:

J’aurais plutôt accepté deux sous de marrons d’un galant homme… râpé.

Cadroin, à qui je faisais cette réflexion, et qui fut magnifique, — à ses heures, — m’envoya le lendemain «pour mon dessert,» par un Auvergnat, un paquet enveloppé lui-même dans un vieux journal. Je l’ouvris. Des boules de papier roulèrent par terre. C’étaient quatre marrons glacés, enveloppés chacun dans un billet de mille. L’intention était louable, mais les marrons ne valaient rien.

Plus cabotin à coup sûr que l’artiste applaudi de tous, aimé de toutes, ce Schulb qui m’a si prestement débarrassée de deux cent mille francs, — qui ne me gênaient pas, je le jure! Pouah! quelle histoire! Il y a là-dedans des odeurs de mont-de-piété qui vous suffoquent. Ils étaient deux: Isaac et Joseph. Cela s’habillait avec la défroque des pauvres diables: exigeant les «zingante zendimes» pour la boîte, où l’on met la bague sur laquelle en vous avance cent sous. «Drois vrancs zingante» pour l’habit neuf «parce que c’est fous.» Cela pourtant trouvait des protections. Ils s’offraient généreusem*nt à garder l’argent des autres, à le faire travailler, excepté toutefois le jour du sabbat. Ils pêchaient les diamants en eau trouble, et changeaient en superbes rivières les vilains ruisseaux dans lesquels ils barbottaient sans vergogne. Isaac avait obtenu l’autorisation de travailler en Valachie, je crois, à la traite des vieux habits, vieux galons. Mais les voyages sont coûteux, et dans la vie, il est bon de compter. Il vint chez moi crier misère. Il me fit un gros emprunt. Quant à Joseph, il avait insisté auprès de moi pour me rendre un «betit» service, et je ne crus pas devoir lui refuser cette grande satisfaction. Il se chargea d’engager pour moi quelques bijoux. Mais il avait le génie du «gommerce». Le génie du commerce ne lui laissait pas un moment de repos. Mon Dieu! que ce pauvre Joseph était tourmenté! Il fallait sans cesse qu’il vendît! S’il n’eût pas vendu ses frères, Joseph se fût fait vendre par le sien! — Joseph vendit la reconnaissance. Ce n’était, après tout, qu’une parure, 152000 francs, une misère, plus quelques petites broutilles, 50000 francs au plus, un rien! — Ça ne m’enrichissait pas, sans doute: mais enfin, le Schulb n’y perdait rien.— Pourquoi ne pas l’avoir fait arrêter? — Le Juif-Errant marche toujours, on ne l’arrête pas. Et puis, cela n’eût servi à rien.

En dehors de ces relations d’affaires, je n’ai jamais connu de juifs. Si je me trompe, c’est qu’alors j’aurai moi-même été trompée.

XXXVI

DON ALONZO ET LA PETITE HAVANAISE.

Le comte Alonzo habitait, je crois, Vincennes, vivant fort retiré, au milieu de la plusaimable ménagerie qu’on puisse imaginer: écureuils, chiens, oiseaux rares.

Un jour il se présente chez moi; j’étais absente.

Ma femme de chambre, très jolie fille, lui demande ce qu’il désire.

— Mon Dieu, lui dit-il, d’un air très embarrassé, c’est bien simple.

— Quoi donc?

— Oh! c’est extrêmement simple! — Mais dites-moi bien franchement: votre maîtresse n’est pas ici?

— Voyons, monsieur, pourquoi mentirais-je?

— Oui, au fait, pourquoi mentiriez-vous? Voici la chose. Figurez-vous… c’est très drôle…

Mais il paraît que la chose était si drôle, qu’il n’osa pas en donner l’explication à la femme de chambre.

— Non, dit-il, je conterai cela à madame. Vous êtes trop jeune.

— Singulier monsieur! pensa Clapotte, qui n’était guère plus âgée que moi-même. — Alors, monsieur, je ne dirai rien?

— C’est ce que vous aurez de mieux à dire.

— C’est tout?

— C’est tout.

— Qu’est-ce donc que cela? ajouta-t-il en désignant un oiseau qui se trouvait en cage, dans un coin de l’antichambre.

— Ça? c’est une perruche.

— Oh! la vilaine bête! — Je reviendrai demain.

Don Alonzo revint le lendemain, ainsi qu’il avait promis. Il tenait dans sa main une superbe cage, dans laquelle s’agitait quelque chose de très petit, de très frétillant, de très vert.

— Ah! fit-il très étonné dès qu’il me vit. C’est vous, mademoiselle, qui êtes madame…?

— Madame Cora Pearl, continuai-je sans lui laisser le temps de prononcer mon nom.

— Ah! par exemple! qui m’eût dit?… Et, ajouta-t-il, toujours son chapeau d’une main, la cage de l’autre, ce joli petit animal est à vous?

Don Alonzo regardait avec une attention profonde mon petit chien Loulou qui dressait les oreilles, ne voulant pas perdre un mot de la conversation.

— Me direz-vous enfin, lui demandai-je, le motif qui vous a fait venir chez moi, sans me connaître, et vous a empêché de dire à ma femme de chambre?…

Il se mit à rire.

— Imaginez-vous, me dit-il, que je possède une petite chienne havanaise fort jolie, à laquelle je tiens comme à mes yeux — quand je vous regarde.

— (Profondément originaux ces Espagnols.)

— Mon plus vif désir était d’obtenir un rejeton de cette gentille souche. Je me suis donc mis en quête d’un sujet propagateur. Mon valet de chambre, au fait de mon intention, me tint alors à peu près ce langage:

— Monsieur le comte me permet-il de lui fournir un renseignement? Le laitier de la maison a pour cliente une dame, laquelle possède un petit chien havanais; qui ferait merveilleusem*nt l’affaire de monsieur.

— Vite le nom de cette dame! son adresse!

— La dame demeure rue de Chaillot, son nom est Cornapile. — Oh! ces laitiers, ça falsifie jusqu’aux noms des gens! — Me voilà parti! J’arrive, vous étiez sortie: et devant votre soubrette je n’ose… Enfin! cela se comprend. Voyez-vous ce monsieur venant demander à une jeune femme?… Alors j’ai détourné subtilement la conversation! Je me suis rabattu sur une affreuse perruche. Car elle était vraiment affreuse, votre perruche! — Peut-être est-ce chez vous amour du contraste?…

— Cette petite bête n’est pas à moi, mais à ma femme de chambre.

— Oh! tant mieux! me répondit Don Alonzo! Tant mieux! — Mais quelque grande qu’ait été mon erreur, je suis loin, ma chère dame, de m’en repentir. Je me demande seulement comment diable on a pu me comprendre, quand j’ai demandé imperturbablement madame Cornapil! C’est qu’il n’y a pas à dire! Tout le monde m’a compris et dans la rue, et dans la maison, partout!… C’est désolant! Car enfin, on a beau habiter Vincennes et être Espagnol!…

— Un léger accent étranger vous excuse, lui dis-je, pour calmer son désespoir.

— Excusez ma surprise, madame! Ce que c’est pourtant que de vivre comme un loup! Ah! maudit laitier! Fiez-vous donc à ce monde-là! C’est lui qui a fait tout ce potin avec mon domestique. Mille pardons! mademoiselle. Mais puisque j’ai eu la bonne fortune de vous voir, permettez-moi de vous faire très humblement hommage de cette cage et de sa locataire. L’une et l’autre remplaceront avantageusem*nt la boîte massive et le vilain oiseau que j’ai entrevus hier dans votre antichambre.

L’offre était faite avec tant de bonhomie, les excuses présentées avec une franchise si naïve, que je ne crus pas devoir refuser.

— Je suis, me dit mon visiteur, le comte Alonzo, puis-je me flatter que vous daignerez me ranger au nombre de vos admirateurs?…

Telle fut l’origine de notre liaison qui ne devait pas durer aussi longtemps que la vie de la perruche. Des intérêts politiques rappelèrent au bout de deux mois le comte dans son pays, où il n’avait plus de parents, mais un nombre considérable d’amis.

— Non! me répétait-il souvent, je ne pardonnerai jamais à cet imbécile de laitier sa Cornapil!

Moi j’ai pardonné à Don Alonzo sa démarche intéressée, en faveur d’un repentir dont il m’a donné les preuves les plus satisfaisantes. Ai-je besoin de dire que le havanais, prêté par moi, m’avait été fidèlement rendu, avant le départ du comte?

XXXVII

MA MAISON CONVERTIE EN AMBULANCE. — CES MESSIEURS DE LA COMMISSION. — TRISTESSES ET GAÎTÉS.

À Paris, pendant la guerre, le jour même où l’on a fermé les portes, j’ai déménagé huit chevaux, sous prétexte de les faire promener. On les a conduits à Cabourg.

Plus tard, ma maison de la Rue de Chaillot était convertie en ambulance.

Le pavillon anglais n’a jamais flotté sur ma porte: rien que le drapeau de Genève.

Chaque jour fournissait son contingent de mourants ou de blessés. Ce n’était pas l’époquedes fêtes, et l’on prenait non plus son plaisir mais son devoir où l’on pouvait. C’était bien le meilleur moment d’utiliser le fond de pitié que chacun possède à plus ou moins grande dose: et franchement la matière ne manquait pas à la dépense. Je ne regardai pas à celle-ci, de quelque nature qu’elle fût. Tout se faisait à mes frais. Le médecin du Comité n’avait que des ordres et son temps à donner. Je payais jusqu’aux enterrements. On ensevelissait dans mes draps de toile fine. Huit lits constamment occupés.

Bien vêtus, plus que convenablement nourris, je ne crois pas que mes hôtes aient eu à se plaindre de moi.

Cela m’a coûté vingt-cinq mille francs.

Je n’ai pas même eu un diplôme! Ce n’est pas une plainte que j’exhale, mais une simple constatation que je fais.

Pourtant mon argent valait celui d’un autre! et j’avais le droit de l’employer à telle fantaisie qui me passait par la tête!

Certes, je souscris de grand cœur aux éloges publiquement décernés aux bonnes sœurs, aux nobles dames, aux dévouées zélatrices, mais les vertus officielles, si je puis ainsi parler, n’ont pas, à mon sens, le monopole du dévouement. Même parmi les bêtes, il y a des sensibilités, cela se voit assez souvent encore, et ceux qui tiennent en main les récompenses, s’honoreraient eux-mêmes, dans l’exercice de leur charge, en ne faisant pas, comme on dit, acception de personnes. Mais la morale? mais l’exemple? mais la dignité? Et les usages? et le monde? et les convenances… Enfin, si c’est la loi morale qui parle ici, je m’incline devant cette noble abstraction. Mais, par exemple, si c’est Pierre ou Jacques, dont il m’a bien semblé reconnaître la voix, qui prétendent représenter cette loi morale!… Non! Pas de sottises! si bonne fille soit-on, il y a des bornes… Bornons-nous là.

Ce que j’ai vu dans mon antichambre de moralités… disponibles!…

Enfin, messieurs de la Commission, j’ai cru devoir faire comme vous vous êtes crus forcés de faire: à l’occasion vous feriez encore de même, et moi aussi.

Sur le moment néanmoins j’étais furieuse. Dans mon indignation je demandai une indemnité de quinze cents francs! — J’ai dit que j’en avais dépensé vingt-cinq mille. — On refusa. J’en appelai aux tribunaux, qui me donnèrent gain de cause.

Si c’était à recommencer, je ne m’adresserais pas à la justice. C’était vraiment la déranger pour bien peu. Très polie, d’ailleurs, la justice. J’aimerais mieux prendre gaîment la chose. Il y a des matières au sujet desquelles on regrette le mauvais sang qu’on s’est fait: celle-là est du nombre. Un certificat, la belle affaire! Le meilleur diplôme, c’est la reconnaissance des gens.

Je les aimais bien, mes petit* moblots. Mon ambulance semblait avoir la spécialité des mobiles bretons. Longtemps après, bon nombre de ceux-ci, de passage à Paris, vinrent me voir. Jamais reconnaissance ne me fut plus douce. C’était bien gratuit, bien franc: le cœur parlait tout seul! On s’embrassait comme du pain, comme du bon, s’entend, rien de celui qu’on avait dû goûter pendant la guerre.

Quelques épisodes de cette malheureuse époque me reviennent en mémoire.

Un pauvre garçon se mourait. Un dragon, celui-là: il faisait, avec quelques autres, exception à ma clientèle. Il avait un délire intermittent. Je m’approchai de son lit. Entr’ouvrant les yeux, et m’apercevant, sans doute:

— Ah! ma pauvre Marie! ma pauvre Marie! murmura-t-il, nous nous aimons bien toujours, va!

Il se tut quelques instants, puis:

— Je vais aller bientôt au pays, remercier Cora… Marie est jalouse: et elle a tort. Je ne lui ai pas dit un mot, à elle.

— À qui? demandai-je distraitement.

— À Cora.

Il mourait quelques heures après. Plus tard, un de ses camarades guéri a dit, en parlant au médecin de service:

— Ce pauvre Lucien! Ce n’est pas la première fois qu’il voyait madame Pearl. Elle l’a vu sous un autre costume, et ne l’a pas reconnu. Ce qu’il aurait donné pour lui parler, la voir, l’entendre, l’an dernier! mais c’était un timide. Il s’est tout de même rudement battu! Pauvre Marie!… (Ici un nom qui a complètement échappé au médecin).

Le propos ne m’a été rapporté que beaucoup plus tard, alors que l’armistice avait depuis longtemps été signé.

À côté de la note triste la note plaisante.

Un petit Breton, presque rétabli, recevait de ma main je ne sais quelle tisane.

— C’est bon ça dans le fusil! me dit-il avec un bon gros rire qui découvrait des dents blanches à faire plaisir.

— Vous parlez de fusil, lui dis-je. Connaissez-vous bien le maniement d’un fusil?

Il n’osait pas donner de réponse trop affirmative. Il disait:

— Comme ça…

Je lui montrai le coin de la cour sur laquelle donnaient les fenêtres de la salle, où nous nous trouvions.

— Voyons, lui dis-je, vous ne manqueriez pas un Prussien qui serait là?

— Dam! fit-il en hochant légèrement la tête, pour ça, faudrait pas qu’il bouge!

Je ris de sa réponse: et, d’un air gentiment nigaud, il me fit une seconde exhibition de ses dents blanches.

XXXVIII

TROP DE TENDRESSES À LA CLÉ. — BONSOIR MADAME.

Si quelques femmes furent jalouses demoi, d’autres me témoignèrent plus d’unefois de la bienveillance. Certaines mêmemanifestèrent à mon égard les sentiments dela tendresse la plus passionnée. De ce nombrefurent la baronne Paggi et Jeanne Darfer,nièce d’un chanteur de l’Opéra.

Cette femme avait conçu pour moi une passion folie. Chaque semaine elle venait medonner une leçon de chant. Cette leçon, dontla durée ne devait pas excéder une heure,se prolongeait quelquefois bien au delà dedeux. Elle trouvait mille prétextes pour multiplier ses visites, se complaisait à chanteravec moi, quittait le piano, et me prenait lesmains dans les siennes, comme pour mettreà l’unisson nos cœurs et nos voix. Son regardavait une expression si tendre, son chant desvibrations si douces, son attitude des façonssi langoureuses, son teint des pâleurs si subites, que j’éprouvais auprès d’elle un embarras mêlé d’étonnement. J’attribuais cestroubles à une cause inconnue, à un souvenir doux ou pénible, à une ressemblancequ’elle découvrait entre moi et quelque personne qui n’était plus, une sœur, une amie…Je n’avais jamais osé provoquer une explication, que je craignais trop pénible pour elle.

La leçon terminée, elle roulait fébrilementsa musique, et sortait brusquement, commesi elle eût regretté le temps, souvent considérable, qu’elle avait passé avec moi. Parfois,elle me priait de l’accompagner à des concerts. Sa physionomie trahissait l’inquiétude.Elle avait, pour certaines personnes qui m’approchaient, comme des éclairs de colère.Chez Erhard, elle traita d’insolente, assez haut pour être entendue de nos voisins, uneamie qui m’avait dit: «Tu es belle commeun petit ange!»

Un jour, je prenais un bain. Elle se trouvait dans la chambre. Elle me sort de la baignoire, m’essuie, tremblante… muette…

J’ai fait semblant de n’avoir rien remarqué. Je n’ai rien dit.

Le lendemain je reçois d’elle une lettre:«J’avais des yeux et ne voyais pas, desoreilles et n’entendais point.»

Cette fois, par exemple, j’avais bien entendu. Quand elle revint, je lui interdis maporte. Au fond, je plaignais cette femme, etne me sentis pas le courage de lui renvoyerun médaillon, qu’elle m’envoya avec son portrait, comme souvenir d’une maîtresse à sonélève.

XXXIX

MES RELATIONS AVEC LE PRINCE DE HERSANT.

Il y a des gens qu’on se repent d’avoirconnus trop tard. Le prince de Hersant est dunombre. Ses relations avec moi ne remontentpas à une époque très éloignée. Je l’avais vupasser plus d’une fois sous ma fenêtre, sansconnaître sa haute qualité et ses qualités aimables,et je l’avais pris pour un ancien militaire. Je ne me trompais pas, en somme. Leprince avait servi dans l’armée serbe, avec unbeau grade. En butte à la calomnie d’une famille jalouse de la sienne, et dont la haineétait un de ces héritages que les pères, danscertains pays, lèguent religieusem*nt à leursenfants, il avait préféré la vie tranquille à la grande situation qu’il eût occupée dans sapatrie, et s’était retiré à Paris, le refuge deségarés.

Dès le premier jour que je le reçus chezmoi, il me conta son histoire. Il avait de l’esprit et des manières charmantes, — avantages qu’on est heureux de rencontrer en touteoccasion, mais, plus particulièrement, dansun gentilhomme. Par exemple, il détestaitparler intérêts: le mot «argent» ne sortaitjamais de sa bouche.

Nous faisions d’assez fréquentes promenades, mais dans l’appareil le plus simple. Jene vis qu’une fois sa voiture, qu’on eût prisepour une remise, tant étaient simples les goûtsdu Serbe! Nous sommes allés une fois à Saint-Cloud, deux fois à Meudon. À Ville-d’Avray,nous nous sommes payé une partie à cheval.Cela m’a rappelé les excursions faites, il yavait plus de vingt ans, en compagnie deWilliams, le propriétaire d’Albrect-Room. Iln’eût plus manqué, pour compléter l’analogie, qu’une partie de pêche à Charenton.

— Il me semble, disait le prince, que j’ai encore dix-huit ans, et que je suis dans monpays!

Ce cri du cœur est excusable chez un princedépaysé, qui se fait, à Saint-Cloud, servir unematelote.

Il professait une grande admiration pour lethéâtre de Dumas fils.

Il me dit, après la représentation de laDame aux Camélias, à laquelle nous avionsassisté ensemble:

— Cette histoire est la mienne, en faisanttoutefois un homme de Marguerite Gautier,et du père Duval, une belle-mère.

Je n’ai jamais pu m’imaginer quelle pouvaitêtre son histoire. Par moments il m’arrivaitde croire que le digne homme avait un coupde marteau. D’autres fois, il me venait dessoupçons sur sa qualité princière. Je me demandais — après je me suis repentie, mais onpasse sa vie à se repentir, pour retomberdans son éternelle erreur, — je me demandais si je n’avais pas affaire à un escroc?

Un soir que, dans mon appartement, leprince s’était retiré quelques instants, j’aperçus son portefeuille, resté par hasard surune table.

L’idée me prit de l’ouvrir… Quelques billets de cent francs, des cartes de visite armoriées au nom du prince de Hersant, uneadresse au bas de chaque carte.

C’était plus qu’il ne fallait pour me rassurer.

— Vous avez laissé votre portefeuille,prince, lui dis-je, dès qu’il entra dans lachambre. Je vous conseille d’être prudent. ÀParis tout se trouve.

— À qui le dites-vous? me répondit-il. J’aiperdu quinze mille francs il n’y a pas unmois.

— Quinze mille francs! Et vous n’avez rienfait pour les retrouver?

— Mon Dieu non! si c’est un homme aiséqui les a recueillis, il fera mieux que moi lesdémarches nécessaires: si c’est un pauvrediable, il gardera pour lui l’aubaine, et m’obligera,même en m’épargnant la peine destipuler avec lui une récompense.

Le prince, on le voit, était magnifique.

Je lui offris de faire les démarches à saplace.

— Ne parlons plus de cette bagatelle, medit-il. La chose ne vaut pas le dérangement.

Il passa quinze jours avec moi, sans mefaire aucune libéralité. Enfin le seizième, ils’exécuta… il m’exécuta plutôt, car il ne revint plus. Sa disparition coïncidait avec celled’une broche de grande valeur, que je tenaisdu duc Jean.

Je ne suis pas allée faire à la préfecture unedemande en restitution: j’aurais eu peurqu’on ne me jugeât trop amie de M.de Hersant.

Il était prince d’occasion, et chevalier…d’industrie!

XL

TROUBADOURS ET AMATEURS.

Je ne puis passer sous silence les amoureux plus ou moins platoniques, les troubadoursqui sont venus sous ma fenêtre gratter de la guitare.

Le plus sentimental fut un homme jeune encore: barbe blonde avec les yeux noirs, type de beauté que j’avoue n’estimer que médiocrement chez un homme. Il portait un chapeau rond d’une remarquable hauteur, et un frac avec des pans absolument invraisemblables: sur l’habit, un pardessus qui lui venait à peine à mi-jambes. Je demeurais avenue des Champs-Élysées. Il était trois heures, et il pleuvait à torrents.

Mon poète, — ce ne pouvait être qu’un poète — passe, repasse, traverse la chaussée, va droit à un banc, situé juste en face de ma fenêtre; puis ouvre son parapluie, l’écarte à l’envers, tire son crayon et le taille, les yeux braqués sur la fenêtre, derrière laquelle je me tenais en robe de chambre, spectatrice de son manège. Sans nul doute, il rêvait poésie, et s’apprêtait à m’écrire une ode brûlante. Je ne perdais pas un de ses mouvements, et le prenais en pitié. Sa main courait fébrile. Trois fois le crayon casse sous la tension de sa verve, trois fois il le retaille. Le chant est terminé et le poète trempé, grâce à son parapluie toujours ouvert, mais qui n’a pas un instant abrité sa tête. Il se lève, m’envoie un baiser langoureux, serre son poulet, et s’éloigne enfin, non sans se retourner plus de dix fois. Était-ce un songe? Je serais par moment tentée de le croire, car je n’ai reçu de la poste aucune espèce de vers. Peut-être aussi le pauvre diable n’avait-il plus rien dans sa bourse pour affranchir. Peut-être, et c’est évidemment la vérité, a-t-il déposé sa poésie chez moi, dans la boîte aux journaux, où elle s’est confondue avec tant d’autres que je recevais quotidiennement?

Sa mise râpée, son air déconfit, ses yeux battus m’ont fait appeler le lieu de sa station poétique: le banc des larmes!

Un autre jour, c’était au Bois, mais cette fois à six heures. Je me promenais au pas de mon cheval. Je vois sortir d’un fourré un homme en blouse. Il traverse l’allée solitaire que je suivais, et vient se camper en face de moi, sa pipe dans une main, l’autre main sur son cœur. Je fais faire un détour à mon cheval et passe outre. Quelques pas plus loin, j’aperçois un monsieur, mis avec élégance, qui m’envoie des baisers, avec des façons d’épileptique. Je mets mon cheval au trot, et disparais à un tournant. Là, j’entends derrière moi des voix. Je m’arrête, me retourne, et cachée derrière les arbres, je regarde. Le blousard avait rejoint le gentleman, et tous deux se roulaient par terre. Une scène de pugilat sans doute, provoquée par mon malencontreux passage.

LETTRES ET MORCEAUX DIVERS

Parcere subjectis et debellare superbos.

Sur la foi de votre devise
Jusqu’à vous laissez parvenir,
Sans le plaisanter sur sa mise,
Ce bien modeste souvenir.

X.

POUR JOINDRE AUX FEUILLETS D’UN ALBUM

«Là, où fourmillent les beaux, aux courses, au Bois, elle donne le ton de sa personne et de son quadrige. Près du lac et sur le miroir des eaux, quand la femme et l’oiseau rivalisent de grâce, autour de ces lieux enchantés, l’avez-vous vue passer comme un nuage? flot de dentelle et de soie qui répand après lui des parfums inconnus? Quand elle s’arrête, c’est pour répondre du sourire et du geste à des visages amis. La Renommée et la Mode accompagnent partout cette blonde insulaire et la servent à l’envi. Aussi, en tous lieux où chante la gamme du plaisir, arrive harmonieux et doux, le nom de Cora Pearl. Tel aux rives de Lesbos et jusqu’aux pieds roses de Phrynée, arrive en doux murmure le flot bien de la mer Tyrrhénienne.

» Oh! si j’étais oiseau, je viendrais battre de mon aile, au-dessus de la couche et de l’alcôve, où, dans les bras du plaisir et sous la neige du lin, ferme et ouvre les yeux, languissamment étendu, le charme nu cher aux dieux et aux hommes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» J. S.»

Boulogne (Seine), 22 janvier 1874.

«Madame,

» Vous devez être amateur du beau. Quoique n’ayant pas l’honneur de vous connaître, mon métier d’artiste fait que je désire vous voir.

» Je vais exécuter une statue, et je désirerais vous prendre pour type: c’est vous dire que je saurais sculpter sur le marbre non seulement les beautés plastiques dont la renommée est arrivée jusqu’à moi, mais aussi la vie et les indéfinissables passions dont ce charmant corps est animé.

» Veuillez, je vous prie, accepter ma présentation, que je fais moi-même, n’ayant entre artistes aucun besoin d’intermédiaires: et je vous prie d’agréer les sentiments de haute considération avec lesquels je suis

» le sculpteur

» Clésinger.»

Cesson, 1er février 1874.

«Madame,

» J’ai reçu loin de Paris votre charmante et bonne réponse, aussi mon premier soin en arrivant sera de me présenter chez vous, dans les premiers jours de cette semaine. Et puis, vite au travail, n’est-ce pas?

» Veuillez agréer, madame, l’expression de mes meilleurs sentiments et de mon inaltérable reconnaissance, pour l’aide charmant que vous voulez bien donner à l’artiste.

» Clésinger.»

«L’homme propose et la maladie dispose. C’est étonnant, du reste, comme elle dispose mal. Je suis rentré de Londres souffrant le diable et j’ai été envoyé à Aix-les-Bains, où je suis resté trois semaines. Maintenant me voilà rentré, et je suis repris par le collier de misère. Je répète tous les jours la pièce nouvelle, et n’en serai libéré que vers le milieu de la semaine prochaine. Laissez-moi vous assurer, ô Pearl, que l’on ne vous a pas vue au Bois, et que si l’on vous avait vue, on aurait eu l’honneur de vous saluer.

» C.»

«Ma chère amie,

» Voilà ce qui s’appelle une véritable tuile. Je reçois en rentrant un bulletin de lecture pour demain vendredi une heure, et ce sont des amis qui lisent. Je ne puis absolument me soustraire à un devoir professionnel: ce serait une cause sérieuse de brouille avec des hommes qui m’ont rendu des services. Mais croyez-bien que je suis désolé de ne pouvoir être avec vous à midi. Croyez que je suis désolé de vous prévenir si tard, et croyez surtout à mon désir de croire que vous ne m’en voudrez pas, et me donnerez au plus tôt la possibilité de réparer ce que je considère comme un chagrin.

» C.

«Ma chère Pearl,

J’ai reçu hier, en sortant de ma lecture, la carte que vous m’avez envoyée au théâtre. J’aurais voulu vous répondre hier au soir, mais je n’ai pu trouver une minute, aussi je m’empresse de le faire ce matin. Je n’ai pas bien compris votre mot: «Une femme comme moi», et ce mot, je vous le renvoie. Une femme comme vous est une femme, c’est-à-dire un être pour lequel un homme doit avoir tous les égards, toutes les prévenances, et toutes les délicatesses. Si je vous ai prévenue tard, c’est que j’ai été averti tard; si je n’ai pas donné la préférence à votre déjeuner, croyez que cela a été un ennui doublé d’un véritable regret: d’abord le regret de ne point passer deux heures à coup sûr gaies et charmantes, et l’ennui, en vous manquant de parole au dernier moment, d’entendre obligatoirement deux pièces ennuyeuses et dont la lecture a duré quatre grandes heures…

» Je pars samedi prochain, et je vais quitter pour six semaines ce Paris qui me plaît toujours, pour aller dans votre pays. Je n’ai rien de prêt. Je vais répéter et jouer tous les jours et soirs, je vais pourtant chercher l’éclaircie pour aller vous voir. Au revoir, car, malgré tout, je tiens à votre invitation pour le mois de juillet. J’irai vous voir en chasseur, et passer loin de tout bruit, une bonne journée de vraie campagne. Me refuserez-vous l’hospitalité promise, parce qu’un devoir impérieux m’a fait passer un instant à vos yeux pour un… Comment dirai-je? Trouvez le mot, ma plume ne le trouve pas juste, et croyez, ma chère Pearl, aux sentiments les meilleurs de votre

» C.»

Qu’on les monte à part, en collier de bal,
De toutes façons plus ou moins divines,
C’est un usage assez banal
Que de monter les perles fines.
Le portrait que tu me destines
Est au moins fort original…
La perle montée… à cheval!

» Heureux de te posséder dans une si jolie pose.

» A.»

«Ma chère amie,

» J’ai reçu votre lettre; pour faire vos plaisirs je viendrai demain moi-même parce que je pars à l’instant même pour la course.

» Ma chère, hier soir, après ce dîner, j’étais malade à cause de chaleur, je vous demande pardon. J’espère de vous voir à la course.

» Mille baisés.

» Moustapha.»

ÉPILOGUE

C’est fini — fini avec mes Mémoires, — Çacommence ou ça continue pour bien d’autres.Il y a toujours des grâces attractives, commeil y a toujours des princes et des diplomates,des désœuvrés et des capitalistes, des gensde cœur et des escrocs. Si j’avais à recommencer ma vie, je serais moins folle peut-être,et plus considérée, non parce que j’aurais été plus estimable, mais parce que je meserais montrée moins maladroite. Dois-jeregretter la condition qui m’est faite? Oui, sije considère ma pauvreté, non si je constatece que m’aurait coûté ma quiétude. Si leslouis sont faits pour rouler, les diamants pour briller, on ne saura me reprocher d’avoir détourné de leur destination ces nobles choses:j’ai brillé avec les unes, j’ai roulé avec les autres. C’était dans l’ordre, et je n’ai péché quepar un trop grand amour de l’ordre, rendantà la circulation ce qui était à César, et à mescréanciers ce qui avait cessé d’être à moi.Honneur et justice sont satisfaits. Je n’ai jamais trompé personne, car je n’ai jamais étéà personne. Mon indépendance fut toute mafortune: je n’ai pas connu d’autre bonheur.Et c’est encore le lien qui m’attache à la vie:je le préfère aux colliers les plus riches,j’entends ceux qu’on ne peut vendre parcequ’ils ne vous appartiennent pas.

FIN

TABLE DES CHAPITRES

Mémoires de Cora Pearl/Texte entier - Wikisource (2)

I. —

Pourquoi j’ai fait ce livre

1

II. —

Mon acte de naissance

5

III. —

Mon enfance. — La boîte à musique. — Maman se remarie

9

IV. —

Ce qu’il en coûte d’aller seule à l’office. — Le petit chaperon rouge et le loup. — Un grog fade. — Le lendemain

15

V. —

Une mioche qui a le sens pratique

25

VI. —

Williams Bluckel. — Je prends le nom de Cora Pearl. — Petite femme, petit mari. — Voyage à Paris. — Comment on s’y prend quand on veut rester

29

VII. —

Mes liaisons à Paris. — Aménard. — Lassema. — Adrien Marut. — Un souper après le bal. — Marut père et fils. — Une montre acceptée, une donation déchirée. — Le duc Citron

37

VIII. —

En patinant, Moray m’invite à l’aller voir à la Résidence. — Une grande dame jalouse de Gallemard

40

IX. —

L’homme à la carabine

55

X. —

À Bade. — On m’interdit le salon. — J’y fais le soir même mon entrée au bras de Moray

59

XI. —

Encore à Bade. — Mon cuisinier Salé. — Comtesse et pois fulminants. — Sans le sou

65

XII. —

Ce que coûte un séjour à Vichy. — Déplorable aventure de Castelnar — Charades et tableaux vivants. — Un demi-mouton. — L’innocent Pigot et le chatouilleux Van der Prug

73

XIII. —

Autre fumisterie. — À quoi tient un bureau de tabac

89

XIV. —

Comment on s’y prend pour se faire saluer. — Daniloff et le collier de perles

93

XV. —

Pour un million de parures. — 1,500 fr. de violettes de Parme au lieu de mousse autour des fruits. — Quatre verres cassés. — Un quatorzième convive

101

XVI. —

Une donation promise, un cheval mort. — Première rencontre avec le duc Jean. — Ambassade: rendez-vous pris. — Une visite à la ferme. — Une tasse de thé chez moi

109

XVII. —

La Blandin, mon intendante, grande confidente du duc. — Le duc Jean et de Rouvray. — Jalousie du duc. — Ses idées sur le progrès à l’étranger et en France

119

XVII. —

La clé d’une grande maison. — Racontars de la Blandin et de mon amie «La marchande de vins.» — Le régime du bon plaisir. — Une tête à travers la portière

129

XIX. —

Une promenade en remise. — Quelque souvenir du duc de Bellano. — Le cocher et le zouave

137

XX. —

Rendez-vous à l’Exposition dans le salon du duc Jean. — L’intérêt qu’il prend aux découvertes. — Un double somme. — Attentions aimables. — Curiosité du duc pour les phénomènes supra-sensibles. — L’Empereur non moins curieux des mêmes faits

145

XXI. —

Après la guerre. — En Angleterre: cinq semaines avec le duc. — Coup de tête et coup de collier. — En Suisse: promenade sur le lac de Genève

155

XXII. —

En chassé-croisé de ducs. — Le duc Jean et le duc d’Hacôté. — Affranchissem*nt insuffisant: conséquences. — Adalbert intervient

181

XXIII. —

Un vrai comte arabe: Khadil-bey, sa magnificence: sa délicatesse. — Grand dîner: Barru demande du vinaigre. — Réséda chante. — Une étoile de diamants. — T’en n’aura: pas l’étrenne!

189

XXIV. —

Dumont-Barberousse. — Une pochade à la Porte-Saint-Martin: personnages: Barberousse, Schalder, le colonel

197

XXV. —

Comment se décide une excursion… en Suède, — Calval René et Gustave Wasa. — Une pointe en Norvège. — Un ministre Anglican vient demander ma main

203

XXVI. —

Lamentations

211

XXVII. —

Le baron de Burnel et M. de Dauban. — M. de Dauban à Mazas. — Projets industriels. — Obsession. — Gare la casse! — Affaire Duval

215

XXVIII. —

Après mon expulsion: séjour à Monte Carlo, à Nice, à Milan

233

XXIX. —

Ma statue en marbre par Gallois. — Madame Desmard assiste aux séances

245

XXX. —

Un qui ne peut apprendre la danse: Le comte Dalstrowski

251

XXXI. —

Colibri — Son génie administratif. — Batailles: susceptibilités, — Un drame dans une cuisine

259

XXXII. —

Le duc de Nabaud prend mon parti. — Une missive de ma concierge. — Offres généreuses et désintéressées du duc à mon retour

267

XXXIII. —

Gontran de Cédar. — Comment il en usait avec un philologue. — Jalousie de la comtesse Morgane. — Quinze jours d’attente. — Ma visite au château de Menon près de Paris. — À cache-cache. — Bronchite finale

277

XXXIV. —

Comment et pourquoi je débutais aux Bouffes. — Kioupidon. — Quel succès!

291

XXXV. —

L’amant de cœur. — Ce que je pense du type. — Les cabotins. — Le seul que je me sois payé. — Deux sous de marrons. — Vieux habits, vieux galons

299

XXXVI. —

Don Alonzo et la petite havanaise

307

XXXVII. —

Ma maison convertie en ambulance. — Ces messieurs de la Commission. — Tristesses et gaîtés

317

XXXVIII. —

Trop de tendresse à la clé. — Bonsoir madame!

327

XXXIX. —

Mes relations avec le prince de Hersant

333

XL. —

Troubadours et amateurs

341

Lettres et morceaux divers

344

Épilogue

355

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